L'anesthésie chez les personnes en fin de vie
Défis autour d’un projet limité

L'anesthésie chez les personnes en fin de vie

Aktuell
Édition
2020/4142
DOI:
https://doi.org/10.4414/fms.2020.08545
Forum Med Suisse. 2020;20(4142):556-559

Affiliations
Service d’anesthésie, Hôpital du Valais, Sion

Publié le 06.10.2020

Les médecins anesthésistes sont de plus en plus souvent confrontés à des demandes d’anesthésie générale chez des personnes en fin de vie, dont la situation clinique implique des risques anesthésiques importants.

Introduction

Les médecins anesthésistes sont de plus en plus souvent confrontés à des demandes d’anesthésie générale chez des personnes en fin de vie, dont la situation clinique implique des risques anesthésiques importants et une limitation du projet thérapeutique.
C’est à partir de trois cas cliniques que sont abordés les points de vue éthiques et juridiques touchant à ces prises en charge. Comment composer avec d’une part une limitation du projet thérapeutique et d’autre part des risques anesthésiques importants?

Contexte sociologique en Suisse ­concernant la fin de vie et la mort

La médicalisation croissante amène les médecins des soins aigus à s’impliquer de plus en plus dans le déroulement du décès de leurs patients. Dans le cadre d’une médecine curative, cette tendance les pousse également à considérer la mort comme une ennemie et son arrivée comme un échec.
Les gens quant à eux expriment principalement deux souhaits sur leur mort: celui de ne pas souffrir et celui de se sentir en sécurité, c’est-à-dire d’appartenir à un environnement social qui accepte et respecte chaque individu jusqu’à sa mort [1]. Ils demandent également à mourir à domicile, ce qui ne représente que 20% des cas.
Au vu de ces intentions, on peut se demander si la réponse parfois maximaliste apportée par les médecins de la médecine aiguë répond vraiment aux attentes des patients en fin de vie.

Cas cliniques

Cas numéro 1

Patient de 82 ans avec une sténose aortique sévère, un dernier contrôle échographique datant d’un an sans indication chirurgicale retenue pour l’instant (gradient transvalvulaire moyen de 40 mm Hg). Il présente une importante hernie parastomiale avec difficultés de transit et risque d’incarcération. L’indication à une cure de hernie par pose de filet en laparoscopie est posée. Le ­patient vit à domicile avec son épouse, il présente une dyspnée à l’effort et refuse une intervention réparatrice de sa valve aortique.
Prestations techniques possibles: Il faudrait refaire un bilan cardiaque avec évaluation de la valve aortique, clarifiant ainsi l’indication à un remplacement de valve, voire refuser une prise en charge anesthésique si le patient persiste dans son refus. Si l’intervention est pratiquée sans remplacement préalable de la valve aortique, il faudra placer un cathéter artériel pour la mesure de la pression en continu (invasive), une voie centrale pour l’administration de noradrénaline au besoin. Il faudra réserver une place aux soins continus, voire aux soins intensifs en fonction de l’évolution, si ces derniers entrent en matière.
Ce qui a été fait: Dans le cadre d’un projet limité et après discussion approfondie avec le patient, la médecin anesthésiste a accepté les risques liés à une anesthésie générale sans chirurgie réparatrice préalable de la valve aortique. L’intervention a eu lieu sous anesthésie générale, avec une mesure invasive de la pression artérielle, de la noradrénaline, puis un transfert aux soins continus. Les suites opératoires ont été sans complications.

Cas numéro 2

Patient de 77 ans, hospitalisé aux soins palliatifs pour un cancer du bas œsophage à un stade avancé, souffrant de douleurs dorsales invalidantes avec indication à la réalisation de plusieurs niveaux de vertébroplastie sous anesthésie générale, en décubitus ventral. Il présente une baisse de l’état général et une dyspnée au repos d’origine indéterminée, non investiguée puisque le patient est en fin de vie.
Prestations techniques possibles: Il faudrait faire un bilan avec CT Scan et échographie cardiaque pour évaluer l’origine de la dyspnée. Il faudrait prévoir une anesthésie générale (patient dyspnéique, longue procédure, position ventrale), une mesure invasive de la pression artérielle , une voie veineuse centrale et une échographie transoesophagienne per­opératoire, ainsi que des soins intensifs postopératoires avec la possibilité d’une intubation prolongée, si ces derniers acceptent d’entrer en matière.
Ce qui a été fait: Après un colloque approfondi avec les différents soignants et le patient, la décision a été prise de procéder à l’intervention sans examens complémentaires avec une prise de risque acceptée par tous les intervenants. L’induction de l’anesthésie générale a été suivie immédiatement d’un collapsus cardio-vasculaire, une échographie réalisée au bloc opératoire a montré une compression de l’oreillette droite par la tumeur; l’anesthésie a été interrompue et le patient réveillé. Un mois plus tard, la procédure a été reprise avec succès en sédation. Le patient est malheureusement décédé sur progression de son cancer deux semaines plus tard.

Cas numéro 3

Patient de 90 ans multimorbide, institutionnalisé pour démence sénile, hospitalisé pour nécrose aseptique du pied. Suite à l’amputation de l’avant-pied, il développe une décompensation cardiaque globale à prédominance droite. Vu l’impossibilité d’effectuer une revascularisation, une amputation à mi-cuisse est proposée, essentiellement à but antalgique. Le patient n’étant pas capable de discernement, la famille donne son accord.
Prestation technique possible: Il faudrait faire un ­bilan cardiaque avec une échographie transthoracique pour évaluer la dysfonction cardiaque droite. Il faudrait prévoir une anesthésie générale (rachianesthésie contre-indiquée car patient sous clopidogrel), une mesure invasive de la pression artérielle et une voie veineuse centrale avec des amines (noradrénaline et dobutamine), une échographie trans­oesophagienne peropératoire, des blocs péri-­nerveux pour l’analgésie et des soins intensifs postopératoires, si ces derniers acceptent d’entrer en matière.
Ce qui a été fait: Ici, la crainte de nuire au patient en lui créant des grandes souffrances liées autant au geste chirurgical qu’aux potentielles complications postopératoires a prédominé (principe de non-malfaisance). Après une longue discussion avec la famille, une consultation de soins palliatifs a été demandée par la médecin anesthésiste. Au vu du peu de douleurs réellement objectivables, l’intervention a été annulée, de la buprénorphine a été prescrit et le patient est retourné une semaine plus tard dans son institution avec un objectif de soins de confort.
Dans les trois cas, le médecin anesthésiste est confronté à la contradiction entre la maladie qu’on soigne avec des moyens techniques et les réels besoins de la personne face à la fin proche de sa vie, inconnus au moment de la première consultation.

Aspects juridiques de la prise en charge de la personne en fin de vie

Consentement éclairé et directives anticipées

Partie intégrante des droits des patients comme des obligations des soignants, le respect du consentement éclairé et des directives anticipées constitue un des fondements de la prise en charge médico-soignante:
– Le consentement est obtenu dans le cadre d’une discussion entre le médecin et la personne malade, et doit prendre en compte sa capacité de concentration et d’assimilation, qui peut être limitée en raison de sa maladie. La personne doit disposer d’un temps de réflexion suffisant en cas d’interventions lourdes mais non urgentes. Le médecin doit aussi informer son patient ou sa patiente de l’existence de traitements alternatifs s’ils existent. Sur le plan juridique, si le consentement éclairé a eu lieu, les prétentions à des dédommagements ne sont plus recevables si le médecin a procédé avec diligence [2].
– Avec les directives anticipées, le nouveau droit de la protection de l’adulte, entré en vigueur le premier janvier 2013, permet d’anticiper la volonté d’une personne pour les cas où elle deviendrait incapable de discernement. Les personnes peuvent ainsi se déterminer sur les mesures dont elles souhaitent ou non bénéficier si elles ne devaient plus être en ­mesure de décider par elles-mêmes, dans le cas d’un coma, une intubation prolongée, ou d’un arrêt cardiaque par exemple. Si le patient ou la patiente n’a pas laissé d’instructions concernant des éventuels soins médicaux, le nouveau droit de protection de l’adulte désigne ses représentants: en premier lieu le représentant thérapeutique désigné par le patient, puis le curateur désigné à cette fin par l’autorité de protection de l’adulte. Viennent ensuite le conjoint ou la conjointe, pourvu qu’il ou elle fasse ménage commun avec la personne, puis la personne qui fait ménage commun et fournit une assistance personnelle régulière, puis les descendants, les parents et finalement les frères et sœurs [3].
Dans la pratique, le consentement éclairé est obtenu lors de la visite pré anesthésique, effectuée souvent, pour des raisons d’organisation, par un autre médecin anesthésiste que celui ou celle qui prendra en charge le patient le jour opératoire. Il est possible d’informer la personne malade d’une manière globale sur les risques d’une anesthésie mais plus difficile de personnaliser la prise en charge en instaurant une relation de confiance mutuelle.
Dans nos trois cas, il n’a pas été toujours possible d’assurer la prise en charge par le même médecin, mais à chaque fois un colloque approfondi a eu lieu et la problématique a été transmise au médecin (cadre) pratiquant l’anesthésie elle-même, après s’être assuré de son adhérence aux décisions qui avaient été prises.

La relation de soins

Dans la relation de soin avec une personne en fin de vie, il est important de souligner la valeur de l’intention partagée: le soignant a l’intention de soigner, le patient a l’intention d’être soigné. Mais quelles sont les modalités de ce soin et les attentes de part et d’autre? C’est ce qu’il importe de préciser de façon explicite car sans intention partagée, le soin n’est pas légitimé. Pour les cas complexes, il est difficile de partager une intention si la consultation pré anesthésique n’est pas effectuée par le praticien ou la praticienne qui prendra en charge le patient le jour de son opération. En effet, dans nos trois cas, au vu des risques peropératoires importants, et le caractère non vital des interventions proposées, il se pourrait que certains médecins anesthésistes refusent une prise en charge médicale à cause des risques trop importants.

Suites et responsabilités juridiques en cas de décès peropératoire du patient

La question qui se pose dans nos trois cas est de savoir s’il y a violation des règles de l’art lorsqu’il est décidé de ne pas mettre en œuvre tous les moyens à disposition dans le cadre d’un projet limité.
Dans notre institution, tout décès peropératoire de cause inconnue ou pour lequel la mort naturelle ne peut être affirmée est annoncé à l’autorité judiciaire. Or les pronostics sur l’appréciation judiciaire d’un comportement médical sont du moins incertains, et ce n’est que rétrospectivement que les actes des anesthésistes sont jugés. Avec une telle incertitude, le droit fait figure d’épée de Damoclès sur la tête des anesthésistes. Ceci pousse parfois les médecins à prescrire des examens ou pratiquer des interventions, afin de se protéger de l’accusation de négligence professionnelle en cas de procédure judiciaire.
Cependant, comme décrit dans le cadre de cet article, la pondération des risques ne doit pas être que statistique. Il convient de bien différencier les règles de l’art purement techniques des règles de l’art au sens plus général, qui incluent notamment l’échange d’un consentement éclairé. En plus de la loi, les médecins peuvent s’appuyer sur les directives de l’Académie Suisse des Sciences ­Médicales (ASSM), importantes pour le droit médical [4] car elles représentent les règles de l’art souvent reprises par les tribunaux.
Dans nos trois cas, une discussion approfondie a eu lieu avec les différents intervenants, dont le patient et sa famille, pour déterminer la meilleure prise en charge. Une relation de soins a été instaurée et un consentement éclairé obtenu. Dans ce cadre, une procédure juridique en cas de décès peropératoire devient improbable.

Approche médico-soignante selon l’éthique de la sollicitude

Notre éducation médicale vise à guérir des maladies plus que soigner des personnes. La spécialisation des professions dans le domaine de la santé engendre une «fragmentation» des patients en différents organes. Pratiquée ainsi, la médecine perd ses repères.
Notre approche anesthésique de ces cas devrait pouvoir intégrer à notre code de déontologie l’approche de l’éthique de la sollicitude (ou éthique du «care»). En ­effet, depuis longtemps, la pratique de la médecine vise à faire reculer la mort à n’importe quel prix alors qu’il faudrait plutôt reconnaitre dans la mort un phénomène naturel inéluctable. L’éthique de la sollicitude [5] réfute l’idée d’un monde individualiste ou chaque ­humain décide de manière autonome pour lui-même et permet une approche basée plus sur le soin partagé qui se prête mieux aux situations de fin de vie. Ainsi les soignants et les patients se concentrent sur le soin à donner et à recevoir et s’éloignent de la technique et de la guérison à apporter à n’importe quel prix.
Dans nos trois cas, autour des discussions qui ont suivi les consultations anesthésiques, les professionnels ont pratiqué l’éthique du «care» en se concentrant sur le bien à apporter aux patients et en étant attentifs au principe de non-malfaisance. Les patients et leurs familles ont été entendus et un projet commun a été élaboré.

L’engagement de moyens, la médecine durable

Dans sa toute dernière feuille de route concernant la médecine durable [6], l’ASSM rappelle que chez les personnes âgées l’objectif visé ne peut pas être dans tous les cas le recouvrement total de la santé physique mais la stabilisation de la qualité de la vie en interaction avec l’environnement. De plus, au sein de l’hôpital, la prestation est fournie dans le cadre d’une prise en charge intégrée et toutes les décisions concernant des interventions médicales sont orientées selon les besoins du patient (…). En fonction des objectifs fixés, il est nécessaire de définir différents parcours de soins; dans certaines situations le renoncement à un traitement peut s’avérer judicieux. De plus, les fournisseurs de prestations doivent toujours indiquer aux patients les alternatives aux traitements proposés.
En cas de maladie complexe, il est proposé de recourir à un comité médical qui discute et décide du traitement adéquat, dont un ou une des membres connait suffisamment la personne concernée. Il importe que chaque maladie ne soit pas abordée isolément par chaque spécialiste, mais de garder à l’œil l’objectif ­supérieur, le soutien au patient ou à la patiente pour l’aider à être en phase avec soi-même et gérer au mieux sa maladie et ses conséquences au quotidien [6].
Grâce à la connaissance de ces feuilles de route ainsi que des considérations juridiques, les médecins et les soignants devraient pouvoir élargir leur vision de la maladie et se concentrer sur une prise en charge plus globale et adaptée aux besoins des patients.

Les pratiques collaboratives

Un facteur essentiel à l’acceptation des risques peropératoires par le patient ou la patiente et par le médecin anesthésiste réside dans les pratiques collaboratives [7], qui devraient permettre la collaboration des différents groupes professionnels médico-soignants et l’intégration des volontés du patient pour déterminer la meilleure prise en charge (par exemple le centre des tumeurs thoraciques du Centre hospitalier universitaire vaudois [CHUV] et son «Care Board» [8]).
Il est également capital de faire reconnaître le temps à investir dans les discussions. Si la seule productivité ­attendue des médecins anesthésistes se calcule en termes d’occupation des salles ou de taux d’activité, les décisions médicales vont pencher naturellement vers des prises en charge plus techniques et détachées d’une intention partagée.

Conclusion

Ces situations complexes, générées en partie par l’avancée de la médecine, vont se répéter de plus en plus souvent selon la tendance observée depuis quelques années.
L’écoute mutuelle et un temps de réflexion suffisant permettraient à l’équipe, au patient et à sa famille de prendre une décision menant à l’obtention d’un consentement éclairé et d’un projet thérapeutique partagé.
Les pratiques collaboratives impliquent la mise en commun des différentes compétences pour faire émerger sous plusieurs angles les intentions des uns et des autres. Il ne s’agit plus de vaincre la mort à tout prix, mais de trouver la solution la plus bienfaisante pour le patient ou la patiente.
Ainsi la crainte de poursuites judiciaires en cas de décès peropératoire devrait pouvoir diminuer puisque l’intention partagée est une des meilleures manières de respecter les règles de l’art, qui ne doivent pas se ­limiter aux standards techniques. Tous les intervenants pourraient ainsi se sentir plus à l’aise face à une importante prise de risques péri-opératoires dans le cadre d’un projet limité.

Les messages principaux

– La prise en charge médicale par différents spécialistes mène à une «fragmentation» des patients en différents diagnostics.
– Ceci mène à la planification de procédures interventionnelles ou chirurgicales à haut risque chez des patients proches de la fin de leur vie.
– Les médecins anesthésistes doivent apprendre à composer avec d’une part des risques peropératoires importants et d’autre part une limitation du projet thérapeutique.
– Il importe dans ces cas de bien connaitre les éléments juridiques, de prendre du temps pour obtenir un réel consentement éclairé et de pratiquer l’éthique de la sollicitude.
– Les médecins qui prévoient d’effectuer des procédures à haut risque chez des patients proches de la fin de leur vie doivent être conscients de cette problématique.
Les auteures n’ont pas déclaré des obligations financières ou personnelles en rapport avec l’article soumis.
Dr méd.
Annouk Perret Morisoli
Avenue du Grand ­Champsec 80
CH-1951 Sion
annouk.perret-morisoli[at]hopitalvs.ch
1 Borasio GD, Mourir: Ce que l’on sait, ce que l’on peut faire, comment s’y préparer. PPUR Presses Polytechniques, avril 2014; pp 21, 22, 26, 33.
2 Académie Suisse des Sciences Médicales (ASSM) / Fédération des médecins suisses (FMH). Bases juridiques pour le quotidien du médecin. Un guide pratique. 2e édition révisée 2013; p 40–1.
3 Académie Suisse des Sciences Médicales (ASSM) / Fédération des médecins suisses (FMH). Bases juridiques pour le quotidien du médecin. Un guide pratique. 2e édition révisée 2013; p 27–8.
4 Académie Suisse des Sciences Médicales (ASSM) / Fédération des médecins suisses (FMH). Bases juridiques pour le quotidien du médecin. Un guide pratique. 2e édition révisée 2013; p 14.
5 Tronto J. Un monde vulnérable – Pour une politique du Care. La découverte; 2009.
6 Académie Suisse des Sciences Médicales (ASSM). Développement durable du système de santé. Swiss Academic Communications. 2019;14(2):27–9.
7 Académie Suisse des Sciences Médicales (ASSM). Charte: «collaboration entre les professionnels de la santé». 2014.
8 Eicher M, Berchtold P, Collaboration interprofessionnelle: les frontières de l’ouverture ou l’ouverture des frontières? Bulletin ASSM. 2018;3:1–3.