Dysphagie chez une patiente avec facteurs de risque cardio-vasculaire
Une cause inhabituelle, mais pas rare

Dysphagie chez une patiente avec facteurs de risque cardio-vasculaire

Der besondere Fall
Ausgabe
2020/4344
DOI:
https://doi.org/10.4414/smf.2020.08487
Swiss Med Forum. 2020;20(4344):620-622

Affiliations
a Cabinet médical, Courgenay; b Neurologue en cabinet privé, Delémont

Publiziert am 20.10.2020

Une patiente, agée de 72 ans, présentait depuis trois mois une dysphagie pharyngée aux solides et une gêne à la marche entrainée par une diplopie et un ptosis.

Contexte

La dysphagie est une plainte fréquente en médecine de premier recours, spécialement chez la personne âgée. Approximativement 7 à 10% des patients ayant plus de 50 ans présentent une dysphagie [1].
Il s’agit de la difficulté à avaler (dysphagie oropharyngée) ou de la sensation que les aliments et les liquides sont obstrués lors de leur passage dès la cavité orale jusqu’à l’estomac (dysphagie œsophagienne). Les causes de dysphagie sont multiples et sont présentées sur le tableau 1.
Tableau 1: Etiologie de la dysphagie [1, 5, 6].
Maladie du système nerveux central (p. ex.: accident vasculaire cérébrale, maladie de Parkinson, sclérose en plaques)
Maladie de la transmission neuromusculaire (p. ex.: myasthénie grave)
Myopathie (p. ex.: polymyosite)
Neuropathie périphérique
Maladie de la motilité œsophagienne (p. ex.: achalasie, spasme diffus de l’œsophage)
Lésion obstructive (p. ex.: tumeurs, rétrécissements, corps étrangers)
Pharmacologique (p. ex.: corticostéroïdes, antipsychotiques)
En Europe, l’incidence du reflux gastro-œsophagien et des rétrécissements œsophagiques est en diminution. L’adénocarcinome de l’œsophage et l’œsophagite éosinophilique deviennent des causes de plus en plus fréquentes [6].
Dans la plupart des cas, le diagnostic est posé sur l’anamnèse, l’examen physique et les examens barytés et/ou endoscopiques.
La dysphagie est un grave problème, surtout chez la personne âgée, en raison des conséquences qu’elle entraîne, notamment des fausses routes, des pneumopathies d’aspiration et des déficits nutritionnels.
Nous présentons un cas de dysphagie due à une cause inhabituelle mais pas rare, diagnostiquée grâce à une collaboration stricte entre la médecine de premier recours et la neurologie.

Rapport de cas

Anamnèse

La patiente de 72 ans est connue pour: hypertension ­artérielle, diabète type 2, dyslipidémie, cardiopathie hypertensive, syndrome QT long, portant un cardio-défibrillateur depuis 2003, fibrillation auriculaire transitoire, asthme et tabagisme actif. L’anamnèse ­familiale est positive pour mort subite.
Son traitement habituel consiste de: acide acétylsalicylique 100 mg, 1 fois/jour; irbésartan + hydrocholorothiazide 300 + 12,5 mg, 1 fois/jour; amlodipine 5 mg, 1 fois/jour; bisoprolol 10 mg, 1 fois/jour; metformine + sitagliptine 50 + 1000 mg, 1 fois/jour; salmétérol + fluticasone 50 + 250 μg 2 inhalations 2 fois/jour.
La patiente décrivait une diplopie binoculaire d’apparition subite datant de 3 mois en arrière, gênant la marche, s’aggravant après les efforts et en fin de journée. Elle présentait, depuis 3 mois, une dysphagie pharyngée aux solides en association à une perte pondérale de 11 kg et un pyrosis intermittent. La patiente signalait également une importante fatigue.

Statut

L’examen révélait un «body mass index» de 29 kg/m2, une tension arterielle de 120/80 mm Hg, und fréquence cardiaque de 52 bpm, une SpO2 de 96%. L’auscultation cardio-pulmonaire était normale, l’abdomen dépressible et indolore. La palpation de la thyroïde était normale. A l’examen neurologique se trouvaient: une ptose palpébrale bilatérale, une ophtalmoplégie internucléaire bilatérale avec diplopie dans le regard horizontal bilatéral, une voix nasonnée, un gêne observée lors de la marche en lien avec les troubles visuels. Le reste de l’examen neurologique était normal.
En tenant compte des symptômes de dysphagie et diplopie et les multiples facteurs de risque cardiovasculaire, l’hypothèse d’un accident vasculaire cérébrale (AVC) ischémique du tronc cérébrale a été évoquée.

Résultats et diagnostic

Les analyses ont mis en évidence un profil lipidique normal (cholestérol LDL 1,93 mmol/l, HDL 1,40 mmol/l, total 4,23 mmol/l; triglycérides 1,97 mmol/l) ainsi qu’une glycémie à jeun de 7,2 mmol/l et un HbA1c de 5,4%.
Le CT cérébrale (contre-indication à une IRM) était normal.
L’ECG a montré un QTc prolongé à 540 ms et l’échocardiographie a mis en évidence une dysfonction diastolique (consultation de cardiologie). En tenant compte des antécédents de fibrillation auriculaire transitoire, le rivaroxaban 20 mg a été introduit, remplaçant l’anti­agrégant plaquettaire.
En parallèle, en tenant compte de la perte pondérale et le pyrosis et dans le but d’exclure une lésion obstructive, nous avons demandé:
– une consultation d’ORL: hypo-motricité de l’œsophage sur toute sa longueur, sans obstruction;
– une consultation de gastroentérologie (gastroscopie): petite hernie hiatale axiale, sans sténose, endobrachyœsophage ni œsophagite.
Les analyses n’ont pas mis en évidence d’anémie, de trouble électrolytique, de syndrome inflammatoire ni de dysfonction thyroïdienne. L’immunoélectrophorèse des protéines sériques était normale.
Le CT cérébral a permis d’éliminer un AVC ischémique du tronc cérébral et la patiente a été adressée au neurologue. L’association des autres signes, notamment la ptose palpébrale bilatérale, l’évolution fluctuante des symptômes (aggravation en fin de journée) et la fatigabilité musculaire (aggravation après les efforts) ont orienté le neurologue vers le diagnostic de myasthénie grave. Cette hypothèse diagnostique a été confirmée par une augmentation des anticorps anti-MuSK (1,46 nmol/l). Les anticorps anti-récepteurs de l’acétylcholine étaient normaux.
Le CT thoracique n’a pas révélé de thymome.

Traitement et évolution

Un traitement par pyridostigmine 60 mg, d’abord 3 fois/jour, puis 4 fois/jour, a été instauré. Ce traitement a dû être interrompu en raison d’une mauvaise tolérance (nausées) et remplacé par azathioprine 50 mg 3 fois/jour et prednisone 30 mg/jour en réduction progressive et menant à un ajustement du traitement antidiabétique.
L’évolution clinique était favorable, avec amélioration significative des symptômes neurologiques. L’évolution de la fatigue est lentement favorable, étant le symptôme plus persistant et incapacitant pour la patiente actuellement.

Discussion

La myasthénie grave (MG) est une pathologie neuro­musculaire auto-immune, caractérisée par une faiblesse ­progressive et fluctuante de la musculature squelettique, aggravée par les mouvements répétés. Un grand nombre d’études épidémiologiques sur la MG ont été menées dans le monde entier depuis les années 1950. La méta-analyse de 55 études épidémiologiques a estimé la prévalence de 77,7 par million de personnes [9]. Sa prévalence est en augmentation, aussi chez les personnes âgées, probablement due à la sensibilisation des médecins pour cette hypothèse diagnostique [7, 8].
Il s’agit d’une maladie généralisée mais se présentant, en général, initialement comme une faiblesse focale. La faiblesse des muscles des paupières et des yeux est évidente chez la majorité des patients, entraînant un ptosis et une diplopie. La faiblesse des muscles oropharyngés peut provoquer une dysphagie.
La MG est une maladie auto-immune hétérogène, se caractérisant par un défaut postsynaptique de la transmission neuromusculaire. Les syndromes myasthéniques peuvent être classifiés selon l’évolution clinique (oculaire, oropharyngée ou généralisée), l’âge de début (avant puberté, «early onset» [avant l’âge de 50 ans]), «late onset» [après l’âge de 50 ans]), la spécificité des autoanticorps (anticorps anti-récepteur de l’acétylcholine [anti-AChR], anticorps anti «tyrosine kinase muscle-specific kinase» [anti-MuSK], anticorps anti-«low-density lipoprotein receptor-related protein» [anti-LRP4], MG séronegative) et la pathologie du thymus (thymus normal ou atrophique, thymite, thymome) [7].
Environ 80% des cas de MG présentent des autoanticorps anti-AChR. Des autoanticorps anti-MuSK sont responsables pour 5–10% des cas de MG [10]. En 2011, les autoanticorps anti-LRP4 ont été décrits comme un nouveau type d’autoanticorps impliqués dans la physiopathologie des cas de MG séronégative (anti-AChR et anti-MuSK négatifs). Cependant, malgré l’identification des anti-LRP4, certains patients avec MG sont triple séronégatifs.
Il y a une corrélation directe entre la concentration sérique d’anticorps et l’activité de la maladie.
Il y a plusieurs différences cliniquement importantes entre la MG anti-AChR et anti-MuSK. Dans les cas anti-MuSK positifs, la faiblesse musculaire est rarement limitée aux muscles oculaires et atteint surtout des femmes d’âge moyenne; les patients peuvent avoir des présentations atypiques caractérisées par une faiblesse musculaire oropharyngée, faciale, cervicale et respiratoire prononcée; le risque de crise myasthénique (grave exacerbation de la MG due à la faiblesse des muscles respiratoires) est plus élevé; les chances d’une rémission complète sont diminuées en comparaison aux cas anti-AChR positifs.
Le test pharmacologique au «Tensilon» montre une amélioration de la fonction musculaire immédiatement après l’administration de chlorure d’édrophonium, ne durant que quelques minutes. Chez les cas anti-MuSK positifs, ce test n’est pas utile (pas d’amélioration ou même aggravation à l’administration d’inhibiteurs de l’acétylcholinestérase).
En parallèle au diagnostic immunologique, l’électromyographie peut mettre en évidence une myopathie en combinaison à une anomalie de la conduction neuromusculaire (épuisement de la réponse musculaire à la stimulation neurale répétitive, augmentation du jitter en fibre unique).
Après la confirmation du diagnostic, il est essential d’identifier les comorbidités fréquemment associées à la MG. Un thymome doit être recherché en premier lieu en raison de la possibilité d’une étiologie paranéoplasique. La MG associée à un thymome est en générale anti-AChR positive.
D’autres maladies auto-immunes peuvent être associées: thyroïdite, arthrite rhumatoïde ou lupus érythémateux. Des maladies du spectre de la neuromyélite optique ont été décrites.
Le muscle cardiaque peut être aussi atteint dans la MG. Une étude japonaise avec 924 patients a montré l’occurrence de myocardite chez 3 et de myosite chez 6 patients. La myocardite s’est manifestée 13–211 mois après le début de la MG et était caractérisée par une insuffisance cardiaque et des arythmies.11 En ce qui concerne les troubles du rythme, altérations non spécifiques de l’onde T, augmentation du QT, blocs AV de premier degré, fibrillation auriculaire et extrasystolie ventriculaire et supra-ventriculaire ont été décrits. Des cas de péricardite constrictive ont aussi été décrits [12]. À signaler que notre patiente avait le diagnostic de syndrome du QT long depuis 13 ans.
Le traitement est basé sur les inhibiteurs de l’acétylcholine estérase (amélioration de la transmission neuromusculaire; e.g. pyridostigmine), la corticothérapie, l’immunosupression et la thymectomie (En général recommandée pour les cas «early onset» généralisés et anti-AChR positifs mais il s’agit d’une question controversée encore. Des études suggèrent que le thymus dans le cas anti-MuSK positifs ne présente pas les altérations visibles dans les cas anti-AChR positifs). La plasmaphérèse, l’immunoadsorption ou les immunoglobulines intraveineux sont réservés pour les crises myasthéniques.
Avec le traitement optimal, le pronostic en termes de qualité de vie et de survie est bon.
Le cas clinique présenté décrit un cas de MG anti-MuSK positif chez une patiente âgée, se manifestant principalement par une dysphagie et une gêne à la marche entrainée par une diplopie et un ptosis. Les examens effectués initialement ont permis d’exclure les causes plus fréquentes. L’examen d’imagerie cérébrale n’a pas montré de signes de maladie vasculaire cérébrale, l’hypothèse plus probable en tenant compte des multiples facteurs de risque cardiovasculaire. Les examens endoscopiques ont exclu une pathologie organique obstructive. Le traitement par des inhibiteurs de l’acétylcholinestérase n’a pas été toléré mais l’évolution clinique a été favorable suite à l’institution d’immunosuppression associée à la corticothérapie.

Conclusion

Nous présentons ce cas de MG, abordé en médecine de premier recours avec l’appui de notre neurologue, dans le contexte d’une dysphagie et d’une gêne à la marche entraînée par une diplopie et un ptosis. Il s’agit d’une pathologie peu fréquente mais qui doit être suspectée devant une symptomatologie fluctuante.
En tenant compte de l’âge de la patiente et de la présence de facteurs de risque cardio-vasculaire, cette hypothèse diagnostique ne serait pas la plus évidente: un AVC du tronc cérébral serait le diagnostic le plus attendu.
Le diagnostic opportun permet d’instaurer un traitement spécifique et significativement d’améliorer la qualité de vie des patients.

L’essentiel pour la pratique

• La dysphagie est une plainte fréquente en médecine de premier recours, spécialement chez la personne âgée.
• La cause plus probable n’est pas toujours la correcte. L’investigation étiologique peut impliquer des examens spécifiques et/ou des consultations spécialisées.
• La myasthénie grave est une pathologie neuromusculaire auto-immune caractérisée par une faiblesse progressive et fluctuante de la musculature squelettique, aggravée par les mouvements répétés. La faiblesse des muscles oropharyngés peut provoquer une dysphagie.
Les auteurs n’ont pas déclaré des obligations financières ou personnelles en rapport avec l’article soumis.
Dr méd. Simone Grácio
Centre de Rééducation Hospitalisation
Hôpital du Jura – site de Porrentruy
Chemin de l’hôpital 9
CH-2900 Porrentruy
simone.gracio[at]h-ju.ch
 1 Spieker MR. Evaluating Dysphagia. Am Fam Physician. 200015;61(12):3639–48.
 2 Schweizer V. Troubles de la déglutition de la personne âgée. Rev Med Suisse 2010; 1859–62.
 3 Loyd RA, McClellan DA. Update on the Evaluation and Management of Functional Dyspepsia. Am Fam Physician. 2011;83(5):547–52.
 4 Nijrolder I, van der Windt D, de Vries H, van der Horst H. Diagnoses during follow-up of patients presenting with fatigue in primary care. CMAJ. 2009;181(10):683–7.
 5 Paik NJ, Dawodu ST. Dysphagia. Available from: http://emedicine.medscape.com/article/2212409-overview.
 6 Malagelada J, Bazzoli F, Boeckxstaens G, De Looze D, Fried M, Kahrilas P, et al. World Gastroenterology Organisation [Internet].World Gastroenterology Organisation Global Guidelines: Dysphagia. Available from: http://www.worldgastroenterology.org/guidelines/global-guidelines/dysphagia/dysphagia-english
 7 Sieb JP. Myasthenia gravis: an update for the clinician. Clinical and Experimental Immunology. 2014;175(3):408–18.
 8 Phillips LH. The epidemiology of myasthenia gravis. Semin Neurol. 2004;24(1):17–20.
 9 Carr AS, Cardwell CR, McCarron PO, McConville J. A systematic review of population based epidemiological studies in Myasthenia Gravis. BMC Neurol. 2010;10:46.
10 Pevzner A, Schoser B, Peters K, Cosma NC, Karakatsani A, Schalke B, et al. Anti-LRP4 autoantibodies in AChR- and MuSK-antibody-­negative myasthenia gravis. J Neurol. 2012;259(3):427–35.
11 Suzuki S, Utsugisawa K, Yoshikawa H,Motomura S, Yokoyama K, Nagane Y, et al. Autoimmune Targets of Heart and Skeletal Muscles in Myasthenia Gravis. Arch Neurol. 2009;66(11):1334–8.
12 Shivamurthy P, Parker MW. Cardiac manifestations of myasthenia gravis: A systematic review. IJC Metabolic & Endocrine. 2014;5:3–6. Available from: https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2214762414000255.