Université de Lausanne, Service universitaire d’Ophtalmologie, Hôpital Ophtalmique Jules-Gonin a Unité de Strabologie et Ophtalmologie pédiatrique, b Unité de Neuro-ophtalmologie
La diplopie est un symptôme relativement fréquent, dont les causes sont variées. Certaines formes de diplopie sont bénignes alors que d’autres nécessitent une prise en charge urgente, pouvant même avoir un impact sur le pronostic vital. La connaissance des signes et symptômes suggestifs de pathologies potentiellement graves devrait permettre au médecin de premier recours d’orienter correctement les investigations.
Questions à choix multiples
Question 1: Une femme de 73 ans consulte pour trois épisodes de diplopie oblique transitoire, de durée maximale de 10 minutes, durant les 24 dernières heures. Quelle cause doit toujours être formellement exclue?
a) Anévrisme
b) Orbitopathie dysthyroïdienne
c) Artérite à cellules géantes
d) Myasthénie
Question 2: Un homme de 67 ans a remarqué que la lune et les phares de voiture lui apparaissent double la nuit. Cette gêne persiste lorsqu’il ferme l’œil gauche, et disparait lorsqu’il ferme son oeil droit. Quelle mesure vous semble adéquate?
a) Examen ophtalmologique
b) CT-scan cérébral avec séquences angiographiques
c) IRM cérébrale avec séquences angiographiques
d) Vitesse de sédimentation et protéine C réactive en urgence
Question 3: Un homme de 41 ans diabétique de type 1 et hypertendu présente une diplopie oblique depuis 24 heures. L’examen révèle un ptosis palpébral supérieur droit de 3 mm et une anisocorie avec une pupille droite plus grande que la gauche. Quelle mesure vous semble la plus adéquate?
a) Contrôle de la glycémie
b) Examen ophtalmologique
c) CT-scan cérébral avec séquences angiographiques
d) Dosage des anticorps anti-récepteur de l’acétylcholine
Les réponses aux questions se trouvent à la fin de l’article.
Introduction
La diplopie (vision double) est le motif de consultation pour 1,4% des patients d’un service d’urgences ophtalmologiques [1]. Ses causes sont variées, nécessitant parfois une prise en charge urgente. Le but de cet article est de fournir au médecin de premier recours une approche systématique du patient avec diplopie, lui permettant de déterminer le degré d’urgence et les examens complémentaires à organiser. Pour le lecteur désireux d’approfondir le sujet, la lecture de quelques références est recommandée [2–5].
Localisation de la dysfonction
Une diplopie peut résulter d’une atteinte oculaire, d’une myopathie, d’une atteinte de la jonction neuromusculaire, d’une lésion orbitaire, d’une atteinte neurologique périphérique ou centrale.
Pour s’orienter dans la localisation et dans l’étiologie de la diplopie, il convient de compléter l’anamnèse par quelques questions incontournables:
La diplopie est-elle monoculaire ou binoculaire?
Cette question est la première à poser au patient. Une diplopie monoculaire (diplopie persistant lorsqu’un œil est occlus) est un problème oculaire qui ne nécessite pratiquement jamais d’examen complémentaire en urgence. Une diplopie monoculaire résulte d’un trouble de la réfraction, d’une lésion de la cornée, d’une cataracte ou, exceptionnellement, d’une maculopathie. Il s’agit donc d’un problème purement ophtalmologique et non urgent. En cas de diplopie monoculaire, l’image dédoublée est souvent floue, perçue comme une ombre ou un halo (au lieu d’une deuxième image bien séparée et nette). En pratique, l’interposition d’un «trou sténopéique» (trou d’un diamètre d’un millimètre environ pratiqué dans une plaque de plastique) permet généralement de résoudre la diplopie monoculaire d’origine oculaire (en ne laissant passer que des rayons lumineux parallèles centraux).
La seule exception à cette règle est celle d’une diplopie monoculaire bilatérale, persistant en monoculaire des deux côtés, c’est-à-dire lorsque l’autre œil est occlus. Dans ce cas, les images sont nettement séparées et situées exactement au même endroit dans l’espace. Cette présentation est exceptionnelle et reflète une atteinte corticale occipitale (polyopie cérébrale).
Une diplopie binoculaire (diplopie disparaissant lors de l’occlusion d’un œil ou de l’autre) témoigne d’un déséquilibre dans l’alignement des axes optiques des deux yeux (myopathie, myasthénie, lésion orbitaire ou neurologique).
Certains patients peuvent soudainement réaliser la présence d’une diplopie physiologique, et s’en inquiéter. La diplopie physiologique résulte du fait que seuls les objets situés à une certaine distance de l’observateur sont perçus comme uniques. Si l’on fixe son pouce, bras tendu, en observant un objet placé au loin, l’objet distant sera perçu à double.
Chez les porteurs de lunettes, une diplopie dans les regards extrêmes peut résulter de l’effet prismatique de verres de forte puissance.
Quelle est la présentation clinique?
Début aigu ou insidieux mais progressif?
Un début soudain de diplopie est suggestif d’une pathologie vasculaire, inflammatoire ou infectieuse. Une présentation insidieuse, évolutive, fait évoquer une étiologie compressive ou infiltrative.
Diplopie transitoire ou permanente?
Une anamnèse de diplopie transitoire ne doit pas être banalisée. Les causes possibles sont multiples, allant de la décompensation d’un strabisme latent (bénin) à des phénomènes ischémiques (notamment comme premier signe d’artérite à cellules géantes chez le sujet de plus de 60 ans).
Diplopie variable ou stéréotypée?
La notion de variation du degré et/ou de l’orientation de la diplopie doit principalement faire évoquer une myasthénie (péjoration à la fatigue) ou une orbitopathie dysthyroïdienne (généralement pire au réveil, s’améliorant au fil des heures).
Y a-t-il un trouble oculomoteur?
1. La diplopie est-elle horizontale, verticale ou oblique? Ceci permet souvent de suspecter quel(s)muscle(s) ou quel(s) nerf(s) sont atteints (voir vignettes).
2. Les yeux sont-ils alignés en position primaire (regard droit devant)?
3. Y a-t-il une limitation évidente des mouvements oculaires dans une direction du regard, avec augmentation de la diplopie dans cette direction? Ceci permet de déterminer quel muscle ou quel nerf sont atteints (voir vignettes).
Y a-t-il des signes ou symptômes d’atteinte orbitaire?
Une exophtalmie est pratiquement toujours associée à une pathologie orbitaire (orbitopathie dysthyroidienne, myosite, cellulite orbitaire, tumeur). De même, une énophtalmie évoque une pathologie du plancher orbitaire (fracture, syndrome du sinus silencieux), ou très rarement une métastase de certains cancers du sein (les autres métastases provoquent un effet de masse et donc une exophtalmie). Le déplacement du globe oculaire peut aussi se manifester par une asymétrie des fentes palpébrales.
Un œil rouge, douloureux ou larmoyant est non spécifique. Toutefois, en présence d’une diplopie, ces symptômes évoquent une orbitopathie.
La diplopie est-elle due à une lésion neurologique?
Une parésie isolée d’un nerf crânien oculomoteur constitue la cause la plus fréquente de diplopie binoculaire, une parésie du VI étant retrouvée dans la moitié des cas [1, 6]. En cas d’atteinte isolée des nerfs III (nerf oculomoteur commun), IV (nerf trochléaire) ou VI (nerf abducens) il est impossible de localiser le niveau de la lésion (entre le tronc cérébral et l’orbite). Quelques situations nécessitent une prise en charge urgente:
– Toute parésie oculomotrice après l’âge de 60 ans doit toujours faire évoquer une manifestation d’artérite à cellules géantes (maladie de Horton). Une anamnèse dirigée (céphalées, brûlures du scalp, claudication de la mâchoire, arthralgies, sudations nocturnes, perte de poids, inappétence), et un bilan biologique (vitesse de sédimentation, protéine C réactive, thrombocytes) sont nécessaires. S’il existe une suspicion élevée d’artérite à cellules géantes, une corticothérapie à haute dose doit être initiée sans délai et une biopsie de l’artère temporale doit être effectuée [7].
– Toute parésie oculomotrice isolée chez un patient de moins de 50 ans (à plus forte raison chez un enfant) doit être investiguée par IRM (ou CT) à la recherche d’une compression (tumeur ou anévrisme) ou démyélinisation.
– Toute atteinte du III avec mydriase doit faire évoquer la possibilité d’une compression par un anévrisme de l’artère communicante postérieure. Un angio-CT doit être réalisé en urgence, éventuellement complété dans un deuxième temps par une angio-IRM ou angiographie cérébrale.
Plus rarement, une diplopie peut résulter d’une atteinte neurologique centrale: parésie du III, du IV, du VI, ophtalmoplégie internucléaire (diplopie horizontale) ou «skew deviation» (diplopie verticale). Les atteintes neurologiques centrales sont souvent associées à d’autres manifestations neurologiques: vertiges, déséquilibre, nausées, syndrome cérébelleux, nystagmus, syndrome de Horner, hémiparésie notamment.
Les diagnostics différentiels
Les diagnostics différentiels principaux d’une diplopie horizontale ou verticale sont listés dans le tableau 1.
Tableau 1: Diagnostic différentiel des causes fréquentes de diplopie aiguë.
Les présentations cliniques classiques d’orbitopathies, atteintes neurologiques périphériques et centrales les plus fréquentes sont illustrées dans les vignettes suivantes:
Vignette 1: orbitopathie dysthyroidienne (fig. 1)
L’examen du patient révèle une asymétrie des fentes palpébrales en raison d’une exophtalmie de l’œil droit (fig. 1A, 1C). Dans le regard vers le bas, l’abaissement de l’œil droit est limité (fig. 1B) et la paupière supérieure «ne suit pas» (asynergie oculopalpébrale). La diplopie résulte d’une limitation mécanique en raison de l’infiltration inflammatoire d’un ou de plusieurs muscles extraoculaires. L’IRM montre une infiltration homogène du muscle droit inférieur de l’œil droit (fig. 1D, flèche), se renforçant par le Gadolinium (fig. 1E, fléche).
Vignette 2: cellulite orbitaire (fig. 2)
Une asymétrie des fentes palpébrales est évidente, avec un rétrécissement de la fente palpébrale du côté gauche. Un œdème palpébral et une injection conjonctivale sont présents du même côté (fig. 2A). L’œil gauche est dévié en dedans (ésotropie). L’examen de l’œil peut révéler un œdème conjonctival (chemosis). L’œil peut être exophtalme. La douleur périoculaire est constante, mais variable. La diplopie résulte de l’infiltration inflammatoire d’un ou de plusieurs muscles extraoculaires. Un CT-scan orbitaire (fig. B) montre une importante tuméfaction de la glande lacrymale (flèche: dacryoadénite) ainsi qu’une tuméfaction légère du muscle droit médial à gauche (pointes de flèche). Il s’agit d’une urgence ophtalmologique, en raison du risque de neuropathie optique et du risque d’atteinte du sinus caverneux (infection, thrombose).
Vignette 3: parésie du III – nerf oculomoteur commun (fig. 3)
En général, l’œil est dévié vers l’extérieur (exotropie) et légèrement vers le bas (fig. 3A), provoquant une diplopie oblique, variable selon les directions du regard. La motilité oculaire est extrêmement réduite, puisque seule l’abduction est possible (fig. 3C). L’adduction (fig. 3D), l’élévation (fig. 3E) et l’abaissement (fig 3F) sont limités. Un ptosis de la paupière supérieure (fig. 3B) et une mydriase (fig. 3A) peuvent compléter le tableau clinique.
Vignette 4: parésie du IV – nerf trochléaire (fig. 4)
Une déviation oculaire vers le haut, discrète à modérée, est présente en position primaire (regard droit devant) (fig. 4B), augmentant lors de l’adduction de l’œil parétique (fig. 4A), diminuant dans le regard opposé (fig. 4C). La diplopie oblique est donc variable, et augmente lors de l’inclinaison de la tête du côté de l’œil atteint (fig. 4F), diminuant lors de l’inclinaison sur l’épaule opposée (fig. 4D). Ceci explique que les patients adoptent, de façon consciente ou non, un torticolis compensateur tête tournée et inclinée à l’opposé de l’œil parétique (fig. 4E).
Vignette 5: parésie du VI – nerf abducens (fig. 5)
En position primaire, l’œil parétique est dévié en dedans (ésotropie) (fig. 5B). La diplopie est horizontale, plus marquée lors du regard au loin, souvent absente dans la vision de près. La diplopie augmente lors du regard en direction de l’œil atteint (fig. 5C), et disparait dans le regard opposé (fig. 5A). L’abduction de l’œil parétique est limitée (fig. 5C).
En position primaire, il n’y pas de strabisme évident (fig. 6A). La diplopie augmente dans le regard à gauche (opposé à l’œil parétique) en raison de la parésie de l’adduction de l’oeil droit (fig. 6D), alors que la diplopie disparait dans le regard opposé (fig. 6C). Classiquement, la convergence est préservée (fig. 6B). Une ophtalmoplégie internucléaire est une atteinte centrale résultant d’une dysfonction des neurones internucléaires (entre le noyau du VI d’un côté et le noyau du III contralatéral). Une lésion est présente sur le trajet du faisceau longitudinal médian, par lequel transitent les neurones internucléaires (fig. 6E, flèche).
Vignette 7: «skew deviation» (fig. 7)
Le patient se plaint de diplopie verticale, et, le plus souvent, le degré de diplopie ne change pratiquement pas quelle que soit la direction du regard. Il n’y a donc pas de parésie mais une rupture de l’équilibre vertical des deux yeux, avec une déviation constante des deux yeux. Sur cet exemple, l’œil droit est dévié vers le bas (ou l’œil gauche est dévié vers la haut) en position primaire (fig. 7C) et de manière similaire dans toutes les autres directions du regard (fig. 7A, B, D, E). Par définition, une «skew deviation» est définie par le côté de l’œil le plus bas, ici une skew deviation droite. Une «skew deviation» est toujours une atteinte centrale, résultant d’une atteinte des voies graviceptives, qui vont de l’oreille interne d’un côté au thalamus controlatéral (ces voies décussant à mi-pons).
L’essentiel pour la pratique
Devant une diplopie binoculaire, l’anamnèse et la recherche de signes cliniques cardinaux (exophtalmie, rougeur oculaire, douleur, atteintes neurologiques autres) devraient permettre au médecin de premier recours d’orienter le diagnostic et de déterminer le degré d’urgence des investigations à effectuer. Un bilan ophtalmologique est cependant souvent nécessaire pour préciser le diagnostic et organiser la prise en charge de la diplopie.
Réponses aux questions à choix multiples
Question 1: réponse C.
Une diplopie binoculaire acquise, permanente ou transitoire, chez un patient de plus de 60 ans doit toujours faire évoquer la possibilité d’une artérite à cellules géantes (maladie de Horton). Un complément d’anamnèse et des examens biologiques (vitesse de sédimentation, protéine C réactive, formule sanguine) doivent être réalisés en urgence.
Question 2: réponse A.
Une diplopie qui persiste lors de l’occlusion d’un des yeux (diplopie monoculaire) résulte pratiquement toujours d’une atteinte oculaire (trouble de la réfraction mal corrigé, maladie de la cornée, cataracte notamment). Seul un examen ophtalmologique non urgent est indiqué.
Question 3: réponse C.
Ce patient présente une parésie du IIIème nerf crânien avec atteinte pupillaire. Toute parésie oculomotrice chez un patient de moins de 50 ans nécessite une imagerie cérébrale afin d’exclure une compression (tumeur, anévrisme). Une myasthénie n’induit jamais d’anisocorie.
Remerciements
Les auteurs remercient le Dr Frédéric Anex, médecin généraliste à Echallens, pour sa relecture et ses commentaires.
Disclosure statement
Les auteurs n’ont pas déclaré des obligations financières ou personnelles en rapport avec l’article soumis.
Correspondance
Corresponance: Prof. Dr méd. François-Xavier Borruat Unité de neuro-ophtalmogie Hôpital Ophtalmique Jules-Gonin Service universitaire d’Ophtalmologie Avenue de France 15 CH-1004 Lausanne francois.borruat[at]fa2.ch
Références
1 Morris RJ. Double vision as a presenting symptom in an ophthalmic casualty department. Eye. 1991;5:124–9.
2 Cornblath WT. Diplopia due to ocular motor cranial neuropathies. Continuum (Minneap Minn). 2014;20:966–80.
3 Dinkin M. Diagnostic approach to diplopia. Continuum (Minneap Minn). 2014;20:942–65.
4 Gräf M, Lorenz B. How to deal with diplopia. Rev Neurol (Paris). 2012;168:720–8
6 Comer RM, Dawson E, Plant G, Acheson JF, Lee JP. Causes and outcomes for patients presenting with diplopia to an eye casualty department. Eye. 2007;21:413–8.
7 Tsetsou S, Michel P, Ribi C, Hirt L, Kawasaki A, Hugli O, et al. Artérite de Horton: recommandations lausannoises de prise en charge. Rev Med Suisse. 2015;11:411–7.