Achillodynie bilatérale sous ciprofloxacine
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Achillodynie bilatérale sous ciprofloxacine

Aktuell
Édition
2018/06
DOI:
https://doi.org/10.4414/fms.2018.03201
Forum Med Suisse 2018;18(06):123-124

Affiliations
Regionales Pharmacovigilance-Zentrum Zürich, Klinik für Klinische Pharmakologie & Toxikologie, UniversitätsSpital Zürich und Universität Zürich
* Les deux auteurs ont contribué à part égale à la réalisation de cet article.

Publié le 07.02.2018

Suites de l‘EMI: Limitation transitoire sévère
Relation de causalité: Probable

Le cas clinique

Le patient âgé de 66 ans transplanté rénal prenait 250 mg de ciprofloxacine (Ciproxine®) deux fois par jour en raison d’une infection des voies urinaires. Ce traitement faisait suite à un traitement initial par cef­triaxone. Le traitement immunosuppresseur que le patient prenait depuis de nombreuses années comprenait de la ciclosporine (Sandimmun Neoral®), de l’azathioprine (Imurek®) et de la prednisone. Trois jours après le début du traitement par ciprofloxacine, des douleurs sont survenues dans la région des tendons d’Achille. Ces derniers étaient tuméfiés et particulièrement douloureux à l’extension et à la pression. Le traitement par ciprofloxacine a été immédiatement interrompu suite à la suspicion d’une achillodynie induite par fluoroquinolones. Le patient a alors reçu un traitement par corticostéroïdes oraux.
En outre, le patient souffrait d’une insuffisance rénale sévère (débit de filtration glomérulaire estimé: 12 ml/min/1,73 m2). Il présentait également d’autres comorbidités, à savoir une hypercholestérolémie et une hypertension. Le tableau 1 indique la médication actuelle. Le degré d’activité physique n’est pas rapporté.
Tableau1:Médication du patient.
MédicamentMatinMidiSoir
Ciproxine® (ciprofloxacine) 250 mg101
Sandimmun Neoral®
(ciclosporine) 100 mg101
Imurek® (azathioprine) 50 mg200
Prednisone Galepharm 
(prednisone) 5 mg100
Sortis® (atorvastatine) 20 mg100
Nebilet® (nébivolol) 5 mg100

Evaluation de pharmacologie clinique

Ciproxine® contient de la ciprofloxacine, un inhibiteur de la gyrase appartenant au groupe de structure des fluoroquinolones [1]. Les antibiotiques de la classe des fluoroquinolones disponibles en Suisse sont répertoriés dans le tableau 2. Via l’inhibition des topoisomérases bactériennes de type II (ADN gyrase) et IV, la ciprofloxacine perturbe la synthèse ADN des bactéries sensibles, et a un effet bactéricide dose-dépendant [2]. En tant qu’antibiotique à large spectre, elle est employée dans le cadre de diverses infections, notamment urologiques. La ciprofloxacine possède une faible liaison protéique de 20–30% et elle est présente dans le sang sous forme non chargée, ce qui explique que la substance se répartisse bien dans l’espace liquidien extravasculaire. La ciprofloxacine est métabolisée dans le foie, mais l’élimination des métabolites et de la substance inchangée s’effectue pour moitié par les reins. La demi-vie d’élimination moyenne est d’environ 4 heures en cas de fonction rénale normale. En cas d’insuffisance rénale, la dose doit être réduite en conséquence [1].
Tableau2:Tendinopathie en tant qu’effet de classe avec aperçu des antibiotiques de la classe des fluoroquinolones en Suisse.
Antibiotique fluoroquinoloneExemple de préparation
NorfloxacineNorsol®
CiprofloxacineCiproxine®
OfloxacineTarivid®
LévofloxacineTavanic®
MoxifloxacineAvalox®
Les tendinopathies – inflammations et ruptures des tendons et inflammations des gaines tendineuses – sont des effets indésirables (EI) de la ciprofloxacine relativement rares mais bien documentés [1]. Elles sont considérées comme un effet de classe des fluoroquinolones, et selon l’information suisse sur le médicament, elles sont très rarement (<0,01%) à rarement (0,01–0,1%) observées sous l’ensemble des antibiotiques de la classe des fluoroquinolones répertoriés dans le tableau 2 [3]. Les données sur l’incidence varient d’une étude à l’autre, avec un risque potentiellement accru sous lévofloxacine et ofloxacine. Les tendinopathies peuvent survenir à tout âge, dès les premières 48 heures d’un traitement par ciprofloxacine, ou seulement plusieurs mois après la fin du traitement [1]. La moitié des patients concernés développent les symptômes au cours des 6 premiers jours du traitement [4]. Chez le patient présenté, l’achillodynie bilatérale est survenue avec un temps de latence de 3 jours. Dans la plupart des cas, ce sont les tendons d’Achille qui sont touchés; toutefois, des symptômes peuvent également survenir au niveau des coiffes des rotateurs, des mains, des biceps, des pouces et d’autres tendons [5]. De même, les ruptures touchent majoritairement les tendons d’Achille, mais d’autres tendons peuvent tout aussi bien se rompre [4]. Les ruptures sont certes extrêmement rares, mais elles peuvent être très incapacitantes et graves. Si un quelconque signe de tendinopathie se présente (par ex. tuméfaction douloureuse, inflammation) sous ciprofloxacine, le traitement doit être interrompu, le membre concerné délesté, la sollicitation physique évitée et, s’il y a lieu, il convient de passer à un traitement par un antibiotique qui n’est pas de la classe des fluoroquinolones [1]. Dans l’ensemble, le pronostic est bon chez la majorité des patients et les symptômes s’améliorent après environ 15 à 30 jours après l’arrêt du médicament. Cependant, en cas de rupture, une intervention chirurgicale peut également s’avérer nécessaire. Le bénéfice des corticostéroïdes – comme dans le cas présent – est cependant discutable, car des tendinopathies peuvent également survenir sous cette classe de substances, qui constitue dès lors un facteur de risque supplémentaire.
Les autres principaux facteurs de risque de survenue d’une tendinopathie induite par quinolones sont regroupés dans le tableau 3. Le patient dont il est question ici présente plusieurs facteurs d’augmentation du risque de tendinopathie induite par fluoroquinolones, dont l’âge avancé, une insuffisance rénale sévère et un traitement systémique par glucocorticoïdes durant des années. Le risque est possiblement dose-dépendant et un ajustement adéquat de la posologie est par conséquent conseillé en cas de trouble de la fonction rénale, afin d’éviter une accumulation. En outre, le sexe féminin est également un facteur de risque de rupture du tendon.
Tableau 3: Facteurs de risque de tendinopathie induite 
par fluoroquinolones [4, 6–9].
Age >60 ans
Co-médication avec glucocorticoïdes
Activité physique
Insuffisance rénale / hémodialyse
Transplantation d’organe solide
En raison du risque d’effets indésirables très limitants et invalidants, en 2016, la «U.S. Food and Drug Administration» (FDA) a appelé à une utilisation plus restrictive des fluoroquinolones administrées par voie systémique (particulièrement en cas de sinusite ou bronchite aiguë et d’infections urinaires non compliquées pour lesquelles d’autres options thérapeutiques sont disponibles) lorsque le risque est clairement supérieur au ­bénéfice (faisant défaut) [10]. Les athlètes ou patients très actifs sur le plan sportif devraient réduire l’intensité de leur entraînement durant et jusqu’à 2 à 4 semaines après la prise de fluoroquinolones.
Les médicaments atorvastatine et prednisone pris concomitamment peuvent eux aussi causer des tendinopathies voire des ruptures du tendon. Dans l’information suisse sur le médicament de Sortis®, les ruptures de tendons sont documentées en tant qu’effet indésirable très rare et les inflammations des gaines tendineuses en tant qu’effet indésirable rare [11]. Pour le glucocorticoïde prednisone, les ruptures de tendons et l’inhibition de la synthèse du collagène sont mentionnées en tant qu’effets indésirables observés [12]. Le mécanisme présumé est attribué, en plus d’effets directement toxiques tels que le stress oxydatif et la toxicité mitochondriale [13, 14], à une augmentation de l’activité des enzymes de dégradation induite par médicaments. Les fluoroquinolones et les statines augmentent l’activité des métalloprotéases matricielles, alors que les glucocorticoïdes activent la collagénase. En résultent une dégradation accrue de la matrice extracellulaire des tendons et une stabilité diminuée des tendons [4, 15].
En conclusion, sur la base de la relation temporelle, de la bonne documentation dans l’information sur le médicament, de la littérature spécialisée ainsi que des facteurs de risque présents tels que l’âge avancé, le traitement concomitant par glucocorticoïdes et statines et la transplantation rénale avec insuffisance rénale sévère, la causalité entre la survenue de l’achillodynie bilatérale invalidante et la prise de ciprofloxacine a été jugée probable selon les critères de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et du Conseil des organisations internationales des sciences médicales (CIOMS).
Nous remercions Mme Nicole Rothen, médecin en médecine interne générale à La Chaux-de-Fonds, pour sa révision de la traduction française.
Les auteurs n’ont pas déclaré d’obligations financières ou personnelles en rapport avec l’article soumis.
PD Dr méd. Stefan Weiler,
PhD, MHBA
Klinik für Klinische Pharmakologie und Toxikologie
UniversitätsSpital Zürich
Rämistrasse 100
CH-8091 Zürich
Stefan.Weiler[at]usz.ch
1 Information sur le médicament Swissmedic de Ciproxine®
(www.swissmedicinfo.ch)
2 Weiler S, Corti N. Antibiotic therapy: impact and resistance. Med Klin Intensivmed Notfmed. 2014;109:167–74.
3 Bolon B. Mini-Review: Toxic Tendinopathy. Toxicol Pathol. 2017;45:834–7.
4 Khaliq Y, Zhanel GG. Fluoroquinolone-associated tendinopathy: a critical review of the literature. Clin Infect Dis. 2003;36:1404–10.
5 Micromedex® 2.0, (version électronique). Truven Health Analytics, Greenwood Village, Colorado, USA. http://www.micromedexsolutions.com/ (accès le 8 août 2017).
6 Wise BL, Peloquin C, Choi H, Lane NE, Zhang Y. Impact of age, sex, obesity, and steroid use on quinolone-associated tendon disorders. Am J Med. 2012;125:1228.e23–1228.e28.
7 van der Linden PD, Sturkenboom MC, Herings RM, Leufkens HG, Stricker BH. Fluoroquinolones and risk of Achilles tendon disorders: case-control study. BMJ. 2002;324:1306–7.
8 Maurin N. Fluoroquinolone-induced Achilles tendon rupture. Dtsch Med Wochenschr. 2008;133:241–4.
9 Muzi F, Gravante G, Tati E, Tati G. Fluoroquinolones-induced tendinitis and tendon rupture in kidney transplant recipients: 2 cases and a review of the literature. Transplant Proc. 2007;39:1673–5.
10 Food and Drug Administration. Drug Safety Communications. http://www.fda.gov/downloads/Drugs/DrugSafety/UCM500591.pdf. Publiziert Mai 12, 2016. (accès le 13.03.17).
11 Information sur le médicament Swissmedic de Sortis® (www.swissmedicinfo.ch)
12 Information sur le médicament Swissmedic de Prednisone Galepharm (www.swissmedicinfo.ch)
13 Golomb BA, Koslik HJ, Redd AJ. Fluoroquinolone-induced serious, persistent, multisymptom adverse effects. BMJ Case Rep. ­2015;2015. pii: bcr2015209821.
14 Lowes DA, Wallace C, Murphy MP, Webster NR, Galley HF. The mitochondria targeted antioxidant MitoQ protects against fluoroquinolone-induced oxidative stress and mitochondrial membrane damage in human Achilles tendon cells. Free Radic Res. 2009;43:323–8.
15 Tsai WC, Hsu CC, Chen CP, Chang HN, Wong AM, Lin MS, Pang JH. Ciprofloxacin up-regulates tendon cells to express matrix metalloproteinase-2 with degradation of type I collagen. J Orthop Res. 2011;29:67–73.