«Choosing Wisely»: la stratégie nutritionnelle la plus efficiente en soins intensifs
A propos de la liste «top 9» de la Société Suisse de Médecine Intensive (SSMI)

«Choosing Wisely»: la stratégie nutritionnelle la plus efficiente en soins intensifs

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Édition
2018/1920
DOI:
https://doi.org/10.4414/fms.2018.03259
Forum Med Suisse 2018;18(1920):425-427

Affiliations
a Service de médecine intensive adulte et Brûlés, CHUV, Lausanne; b Departement Medizin, Kantonsspital Winterthur, Winterthur; c Chirurgie Departement, Kantonsspital Winterthur, Winterthur, d Service des Soins Intensifs, Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG), Genève; e Gastroenterologie und Hepatologie, Ernährungsmedizin, Kantonsspital St. Gallen, St. Gallen; f Nutrition Clinique, Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), Genève, g Universitätspoliklinik für Diabetologie, Endokrinologie, Ernährungsmedizin und Metabolismus (UDEM), Inselspital, Bern; h Nutrition Clinique, Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), Genève; i Service de médecine intensive, Service de Médecine et des soins intensifs, Hôpital de Nyon, Nyon
* L. Genton and T. Fumeaux sont tous deux auteurs senior, et sont respectivement présdient(e)s de la SSNC et SSMI.

Publié le 09.05.2018

A propos de la liste «top 9» de la Société Suisse de Médecine Intensive (SSMI).

Introduction

L’établissement de directives de type «Choosing Wisely» est un processus dynamique: la Société Suisse de Médecine Intensive (SSMI) souhaite faire évoluer la médecine intensive vers une approche plus intelligente et intégrant le feed-back de ses membres et d’autres sociétés. Cette lettre est un exemple d’une telle évolution constructive et d’une collaboration entre les sociétés SSMI et Société Suisse de Nutrition Clinique (SSNC). La nutrition parentérale (NP) nécessite une prescription précise et une adaptation à l’état du patient: elle peut être requise très tôt pendant le séjour en soins intensifs. Les avantages et les limites de la NP avant le 4e jour nécessitent une évaluation minutieuse.

La 6e recommandation de la liste «top 9»

Sur la base du concept de «Choosing Wisely» initié par l’«American Board of Internal Medicine» et des 5 recommandations américaines dans le domaine de la médecine intensive [1], la SSMI a dressé une liste de 9 procédures à ne pas appliquer systématiquement, car pouvant être considérées comme inefficaces, coûteuses, potentiellement délétères, ou inutiles. Ces 9 procédures ne ­devraient être appliquées qu’après une analyse de leur bénéfice potentiel et seulement dans des situations spécifiques [2]. L’Académie suisse des sciences médicales (ASSM) avait initialement proposé que les procédures identifiées puissent ne pas être remboursées, mais cela n’a pas été l’objectif principal de la SSMI lors de l’élaboration de sa liste. Avec cette démarche, la SSMI entend suivre une tendance récente en médecine, nommée «Choosing Wisely», «Less is more» ou «Smarter Me­dicine», a généré de nombreuses publications dans des revues médicales [3] et qui vise à améliorer la pratique médicale.
La 6e recommandation de la liste de la SSMI concerne l’administration de la NP aux patients pendant les 4–6 premiers jours aux soins intensifs. Cette directive était basée sur celle de l’«American Critical Care Society» (ACCS), indiquant de ne pas prescrire la NP au cours des 7 premiers jours d’un séjour en unité de soins intensifs. Comparé à l’ACCS, la SSMI a réduit le délai de l’intro­duction de la NP à 4–6 jours pour prendre en compte la pratique habituelle des unités de soins intensifs suisses.
Néanmoins, cette formulation ne doit pas être mal interprétée, et c’est ce qui motive la rédaction du présent courrier. En effet, bien que basée sur la liste américaine publiée en 2009, la recommandation suisse a inclus des données plus récentes indiquant un effet positif de la NP précoce (voir tab. 1): (1) les guidelines relatives à la NP de l’«European Society for Clinical Nutrition and Metabolism»(ESPEN) [4], et (2) l’essai contrôlé prospectif randomisé appelé «étude Swiss SPN» (étude «Swiss supplemental parenteral nutrition») [5] qui a été réalisée à Genève et à Lausanne. Celle-ci incluait 305 patients sélectionnés particulièrement «lourds» nécessitant une nutrition artificielle et un séjour en soins intensifs plus de 5 jours [5]: elle montrait qu’en cas d’apports énergétiques insuffisants par la nutrition entérale (NE), l’adjonction dès le 4e jour de NP, pour couvrir un objectif énergétique individualisé était associée à une réduction des complications infectieuses et des coûts hospitaliers de 3300 CHF/par cas [6]. Il faut également noter que les recommandations de la société Australo-néozélandaise «Australian and New Zealand Intensive Care Society» (ANZICS) qui étaient également citées par la SSMI, ont aussi évolué, la dernière version n’incluant plus de recommandation nutritionnelle suite à une étude de leur propre groupe de recherche [7] montrant qu’une NP précoce en cas de contre-indication à la NE ne complique pas l’évolution clinique par rapport à une prise en charge standard. Enfin, alors que la NE était considérée bénéfique chez pratiquement tout patient, l’étude NUTRIREA [8] a montré chez 2410 patients en choc septique, que l’alimentation entérale complète précoce avec une cible 25 kcal/kg n’était pas supérieure à la NP: au contraire, elle était même associée à significativement plus de complications intestinales [8]. Le tableau 1 commente brièvement les points forts et les limites des publications utilisées pour établir la recommandation.
Tableau 1: Résumé des publications utilisées pour appuyer la déclaration SSMI (Société Suisse de Médecine Intensive) sur la nutrition parentérale 
(par date de publication).
RéférenceAcronymeContenuCommentaire
Buzby 1993 
[15]NP patients chirurgicauxVue d’ensemble des études NP menées avant 1993, principalement avec l’hyperalimentation en tant que norme.Etudes de NP anciennes, avec des techniques et des produits obsolètes et sans contrôle de la glycémie
Martindale et al. 2009 
[16]ASPEN guidelines «Si la NE précoce n’est pas réalisable ou disponible au cours des 7 premiers jours suivant l’admission aux soins intensifs, aucun traitement de soutien nutritionnel (traitement standard) ne devrait être fourni.» (Grade C).
«S’il y a des signes de malnutrition protéino-calorique à l’admission et que la NE n’est pas faisable, il est approprié d’instaurer une NP le plus tôt possible après l’admission et une réanimation
Plusieurs essais ont été publiés depuis 2009, suggérant que ce délai de 7 jours peut ne pas être nécessaire, ni bénéfique
Singer et al. 2009 
[4]ESPEN guidelinesLa NE est encouragée, mais NP peut être envisagée après 2 jours d’essais infructueux de couverture des besoins protéino-énergétiques par NE Guidelines en cours de révision, afin d’intégrer les nouvelles données
Casaer et al. 2011 
[9]EPaNICRCT: NP dès l’admission (charge de glucose pendant 48 heures suivie de NP dès le 3e jour) vs tardive (jour 7). ­N = 4640 patients: sortie plus rapide des soins intensifs et moins d’infections avec NP tardive. Cible déterminée par équation ESICM.Prédominance de patients de chirurgie cardiaque (61%), avec un séjour en soins intensifs court (seuls 41% présents au 5e jour), sans calorimétrie, avec des cibles énergétiques ­calculées favorisant la suralimentation [11], remise en cause de la validité externe
Heidegger et al. 2013 
[5, 6]Swiss SPNRCT chez 305 patients sélectionnés pour lesquels EN ne parvenait pas à fournir 60% de la cible au jour 3 en soins intensifs, et cible mesurée par calorimétrie, atteinte par NP de complément.
Réduction des infections dans le groupe recevant une NP de supplément
S’applique aux patients avec indication à l’alimentation et nécessitant >5 jours de soins intensifs. L’analyse post-hoc a montré une réduction des coûts de 3300 CHF par patient-SPN
NP: nutrition parentérale, NE: nutrition entérale, RTC: randomized controlled-trial, ASPEN: American Society for Parenteral and Enteral Nutrition, ESPEN: European Society for ­Clinical Nutrition and Metabolism, EPaNIC: The Early Parenteral Nutrition Completing Enteral Nutrition in Adult Critically Ill Patients study, ESICM: European Society of Intensive Care ­Medicine, Swiss SPN: Swiss supplemental parenteral nutrition.
La controverse dans le domaine de la nutrition en soins intensifs n’est pas terminée, notamment concernant les cibles d’énergie et de protéines optimales à délivrer et le «timing» idéal d’atteinte de ces cibles. Mais il est clair qu’une suralimentation est délétère, notamment chez les patients recevant une NP sans indication avérée. Ceci a été confirmé par l’essai EPaNIC («The Early Parenteral Nutrition Completing Enteral Nutrition in Adult Critically Ill Patients study») [9], dans lequel la NP a été administrée dès le 1er jour, sur la base de l’équation de l’«European Society of Intensive Care ­Medicine» (ESICM) [10]. Ainsi, la nutrition artificielle, qu’elle soit entérale ou parentérale, ne doit être administrée qu’aux patients avec une indication bien définie, en fonction de leurs besoins individuels. Cette précaution n’a pas été prise dans l’étude EPANIC: la cible de la NP était basée sur l’équation de l’ESICM [10], sans adaptation individuelle par calorimétrie. Ceci pourrait avoir entraîne une suralimentation, comme le montre l’application de cette équation aux patients de l’étude «Swiss SPN» [11].
La malnutrition hospitalière existe, dans le monde entier, et elle augmente les coûts de traitement, y compris en Suisse [12], en raison principalement de complications qu’elle induit, notamment infectieuses. Cette problématique est particulièrement significative dans les services de soins intensifs, comme le montre une vaste étude observationnelle internationale [13]. Le déficit énergétique chez les patients les plus malades est associé à une augmentation proportionnelle des complications et doit donc être évité. La formu­lation américaine de la recommandation évoque des patients «bien nourris»: dans la formulation SSMI, la NP doit être évitée chez les «patients sans déficit énergétique», ce qui reste extrêmement difficile à évaluer en clinique, la calorimétrie indirecte n’étant pas disponible dans la majorité des unités de soins intensifs suisses.

Conclusion

En conclusion, nous suggérons d’utiliser intelligemment la recommandation de la SSMI de ne pas introduire la NP avant le 4e jour, cette décision devant être prise en tenant compte de l’état individuel du patient. Sur la base de notre analyse commune, il semble raisonnable de ne pas administrer de la NP aux patients sans déficit énergétique ou malnutrition pendant les 72 premières heures de soins intensifs. Il faut ajouter que «lorsque nécessaire, la prescription de NP (totale ou complémentaire) doit être individualisée pour éviter une suralimentation». Cette reformulation s’inscrit dans les conclusions récentes de la SSMI [14] et est soutenue par la SSNC.
Etablir des lignes directrices telles que «Choosing Wisely» est un processus dynamique, et la SSMI souhaite faire évoluer la médecine intensive vers une approche plus intelligente, intégrant les commentaires de ses membres et des sociétés de disciplines voisines. Cette lettre est un bon exemple d’une telle évolution positive, et la prochaine version de la liste de la SSMI sera adaptée sur la base de ces nouvelles informations. disponibles. Finalement, il faut souligner à nouveau que la liste «Choosing Wisely» de la SSMI n’est pas une liste noire: le médecin doit rester libre d’utiliser une thérapie dans le meilleur intérêt du patient.
MMB reports grants from Fresenius Kabi International and speaker fees from Fresenius Kabi International, Nestle and Baxter, outside the submitted work. PB reports speakers fees from the nutrition industry, grant (Homecare Study) from MNI (Medical ­Nutrition Industry), and non-financial support (Leucin-rich supplement) by the Company Sponsor, outside the submitted work. CPH reports personal fees and non-financial support from Nestle Healthcare, ­outside the submitted work. CP reports research grants and consulting fees from Abbott, Baxter, B. Braun, Cosmed, Fresenius Kabi, Nestle Medical Nutrition, Novartis, Nutricia-Numico, Pfizer, Solvay. ZS ­reports grants and ­personal fees from Nestle and from Fresenius, personal fees from ­Abbott and from Nestec, outside the submitted work. The other ­authors have reported no financial support and no other potential conflict of interest relevant to this article.
Prof. Dr méd. Mette M. Berger
Service de médecine intensive adulte et Brûlés
CHUV – BH08.612
Rue du Bugnon 46
CH-1011 Lausanne
mette.berger[at]chuv.ch
 1 Halpern S, Becker D, Curtis J, et al. An official American Thoracic Society/American Association of Critical-Care Nurses/American College of Chest Physicians/Society of Critical Care Medicine policy statement: the Choosing Wisely(R) Top 5 list in Critical Care Medicine. Am J Respir Crit Care Med. 2014;190(7):818–26.
 2 Thibault R, Makhlouf A, Mulliez A, et al. Fat-free mass at admission predicts 28-day mortality in intensive care unit patients: the international prospective observational study Phase angle project. Intensive Care Med. 2016;42(9):1445–53.
 3 Kiefer B: Choosing wisely. Et après? Rev Méd Suisse. 2016;521:1120.
 4 Singer P, Berger M, Van den Berghe G, Biolo G, Calder P, et al. ESPEN Guidelines on Parenteral Nutrition: Intensive care. Clin Nutr. 2009;28(4):387–400.
 5 Heidegger CP, Berger MM, Graf S, et al. Optimisation of energy provision with supplemental parenteral nutrition in critically ill patients: a randomised controlled clinical trial. Lancet. 2013;381(9864):385–93.
 6 Pradelli L, Graf S, Pichard C, Berger MM. Supplemental parenteral nutrition in intensive care patients: A cost saving strategy. Clin Nutr. 2018;37(2):573-579.
 7 Doig G, Simpson F, Sweetman E, et al. Early parenteral nutrition in critically ill patients with short-term relative contraindications to early enteral nutrition: a randomized controlled trial. Jama. 2013;309(20):2130–8.
 8 Reignier J, Boisrame-Helms J, Brisard L, et al. Enteral versus parenteral early nutrition in ventilated adults with shock: a randomised, controlled, multicentre, open-label, parallel-group study (NUTRIREA-2). Lancet. 2018;391(10116):133–43.
 9 Casaer M, Mesotten D, Hermans G, et al. Early versus late parenteral nutrition in critically ill adults. N Engl J Med. 2011;365(6):506–17.
10 Jolliet P, Pichard C, Biolo G, et al. Enteral nutrition in intensive care patients: a practical approach. Working Group on Nutrition and Metabolism, ESICM. European Society of Intensive Care Medicine. Intensive Care Med. 1998;24(8):848–59.
11 Berger MM, Pichard C. Development and current use of parenteral nutrition in critical care – an opinion paper. Critical care. 2014;18:478.
12 Khalatbari-Soltani S, Marques-Vidal P. The economic cost of hospital malnutrition in Europe; a narrative review. Clin Nutr espen. 2015;10(3):e89–e94.
13 Alberda C, Gramlich L, Jones N, et al. The relationship between nutritional intake and clinical outcomes in critically ill patients: results of an international multicenter observational study. Intensive Care Med. 2009;35(10):1728–37.
14 Fumeaux T, Lavina L. Top-9-liste de la SSMI: faire plus avec moins. Bull Med Suisses 2017;98(40):1293–4.
15 Buzby G. Overview of randomized clinical trials of total parenteral nutrition for malnourished surgical patients. World J Surg. 1993;17(2):173-177.
16 Martindale RG, McClave SA, Vanek VW, et al. American College of Critical Care M et al. Guidelines for the provision and assessment of nutrition support therapy in the adult critically ill patient: Society of Critical Care Medicine and American Society for Parenteral and Enteral Nutrition: Executive Summary. Crit Care Med. 2009;37(5):1757–61.