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Aujourd’hui, que savons-nous sur le profil des joueurs excessifs ayant des comportements suicidaires? Sur quels indicateurs pouvons-nous nous appuyer, et quels moyens d’actions avons-nous pour détecter et prévenir un comportement suicidaire chez ces personnes?
Introduction
L’addiction au jeu touche environ 2% des personnes issues de la population générale [1]. Bien que les données démontrent que les joueurs font souvent face à des difficultés de santé mentale durant leur vie, seule une minorité d’entre eux consulte pour des problèmes de jeu. En effet, seulement un joueur pathologique sur dix sollicite un traitement ou se rend à des groupes de soutien [2]; cette démarche s’effectue souvent longtemps après l’apparition des problèmes de jeu – en moyenne entre 4 et 5 ans chez la femme et 11 ans chez l’homme [3]. Cependant, seuls 5 à 7% des joueurs ayant des difficultés de jeu demandent de l’aide.
Les statistiques confirment le fort taux d’idées suicidaires ainsi que l’existence de nombreux antécédents suicidaires chez les joueurs excessifs: dans les centres d’appels spécialisés pour les joueurs, 80% des appelants rapportent avoir des idées suicidaires [4, 5], alors qu’une personne sur dix admettait avoir des antécédents suicidaires dans une étude autrichienne effectuée auprès de joueurs en traitement [6]. Par ailleurs, dans un échantillon représentatif de la population canadienne, des chercheurs ont constaté que le risque de tentative de suicide chez les personnes présentant un problème de jeu pathologique était 3,4 fois plus élevé que dans la population générale [7], et que 70% des joueurs décédés par suicide cumulaient plus d’un problème de santé mentale au moment de leur décès [8].
Ce que disent les études ...
Plusieurs études ont montré les liens entre le jeu et le suicide, ce qui a donné lieu à des recherches sur les facteurs de risques sociaux et environnementaux associés à la vulnérabilité suicidaire, dont l’attractivité du jeu dans des localités particulières, l’accessibilité en fonction des réglementations légales, la médiatisation des gains, les références populaires ou encore certains contextes de crise économique. Par exemple, à Taïwan, après avoir contrôlé plusieurs variables comme la température et le taux de chômage, des chercheurs ont constaté que le taux de suicide était corrélé positivement avec les grandes ventes de billets de loteries [9]. Aux États-Unis, à Clark Country, Las Vegas et Atlantic City, le taux de suicide a fortement augmenté avec le développement des casinos, mais aucun lien direct n’a été constaté entre ces variables [10–12]. En ce qui concerne les questions en relation avec la crise économique, nous pouvons mentionner l’exemple de la Grèce, où en pleine crise économique, 2% de la population a avoué avoir joué à des jeux de hasard et d’argent dans l’espoir de trouver une solution à ses difficultés financières, mais d’éventuels rapports avec l’augmentation du nombre de suicides dans le pays n’ont pas été analysés [13].
En s’appuyant sur le profilage de Dannons et de ses collègues [14], des chercheurs ont observé deux types de joueurs décédés par suicide: (1.) Le sous-type «dépendant» cumule des dettes et se suicide en raison de la pression des institutions et des prêteurs/usuriers; (2.) le sous-type «obsessionnel compulsif» (sans dette liée à l’activité de jeu) utilise le jeu pour faire face aux stresseurs de la vie de tous les jours et se suicide en raison de la présence de facteurs de risques autres que le jeu.
Dans la littérature sur le sujet, une analyse multivariée japonaise a révélé que les antécédents familiaux de dépendance constituaient un des meilleurs prédicteurs du comportement suicidaire: les résultats suggèrent que le traitement du jeu pathologique devrait tenir compte de l’expérience antérieure du patient avec les membres de sa famille, surtout si le patient rapporte des idées suicidaires ou une histoire de faillite [15]. Ceci est d’autant plus vrai que, selon Grant et ses collaborateurs, les joueurs ayant vécu une faillite financière ont tendance à être célibataires, à présenter un début précoce de problème de jeu, à afficher un diagnostic de dépression et d’abus de substance et à vivre avec une problématique de consommation d’alcool dans leur milieu familial [16].
Des études canadiennes ont démontré que le passage à l’acte des individus ayant un problème de jeu pathologique, comparativement à d’autres personnes suicidaires, pouvait être très rapide et impulsif, d’une part, en raison d’une pathologie lourde et d’un fardeau d’adversité souvent préexistant, auxquels viennent s’accumuler des problèmes de jeu, et d’autre part, à cause de la rapidité et de l’importance potentielle des pertes financières subies [8, 17]. En effet, une équipe de recherche en Asie a observé que chez les joueurs endettés, des situations comme emprunter de l’argent auprès d’un usurier, être menacé par le prêteur ou être en faillite personnelle pouvaient avoir un impact direct sur le passage à l’acte suicidaire [18, 19]. Les pertes financières très rapides doivent donc être considérées comme d’importants amplificateurs d’une situation à risque, notamment du risque d’un passage à l’acte impulsif.
Dans une étude pionnière sur le sujet, les chercheurs Blaszczynski et Farrell qui ont analysé 44 cas de suicides liés au jeu en Australie, ont confirmé que le jeu exerçait un rôle important dans les comportements suicidaires [20]. Ils ont constaté que les joueurs décédés à la suite d’un suicide présentaient les mêmes facteurs de risques associés au suicide que ceux retrouvé dans la population générale avec cependant des facteurs de risques prédominants que sont des problèmes financiers conséquents, une faible estime de soi ainsi que des difficultés relationnelles.
Dans une recherche utilisant des dossiers judiciaires d’un coroner à Hongkong, les auteurs ont trouvé que dans 20% des cas de décès par suicide, un comportement de jeu était clairement présent avant le décès, et que la moitié des personnes décédées par suicide avaient accumulé des dettes suite à des activités de jeu [21]. Dans cette même étude, Wong et ses collègues ont découvert en 2010 que les deux tiers des personnes ayant un jeu pathologique décédés à la suite d’un suicide souffraient de troubles dépressifs avant leur décès, et qu’aucun d’entre eux n’avaient fait appel à un professionnel pour demander de l’aide. Cette faible fréquentation des lieux de soins par les joueurs décédés par suicide est également confirmée par des études canadiennes [22].
Dans le cadre d’une recherche utilisant la méthode des autopsies psychologiques et l’analyse des trajectoire de vie auprès de joueurs excessifs [23] – une première dans le domaine –, des chercheurs canadiens et suisses ont constaté qu’au cours des six derniers mois avant leur décès, les joueurs décédés par suicide présentaient des niveau de jeu pathologique élevé ainsi que des troubles de santé mentale importants, dont principalement des problématiques anxieuses et comorbides (trouble de l’humeur, dépendance à l’alcool, abus de substance). Ce serait donc une escalade rapide des difficultés de vie, un cumul d’événements ainsi qu’une augmentation de la détresse psychologique qui constitueraient des signaux alertant la mise en place d’un comportement suicidaire éventuel. Ces résultats confirment les propos avancés par Mccallum et Blaszcynski une dizaine d’années plus tôt établissant l’hypothèse que chez les joueurs, le suicide n’était pas nécessairement motivé par la gravité de déterminants financiers ou par la présence de caractéristiques démographiques spécifiques, mais qu’il était d’avantage lié au stress psychologique ou à l’anxiété tous deux résultants des conséquences découlant du jeu [24].
Rappelons que les études sur la thématique du suicide chez les joueurs sont limitées à l’heure actuelle, et que dans la majorité des cas elles sont menées sur des populations cliniques avec des échantillons souvent réduits et des méthodes qui ne sont pas aisément comparables entre elles. Il est donc difficile pour le moment d’en généraliser les résultats. Néanmoins, pour les joueurs, la disponibilité et l’accessibilité aux traitements ont été confirmées comme constituant un facteur important de protection contre le suicide [25].
Des chercheurs ont remarqué, qu’indépendamment de leur genre, certains joueurs excessifs ne demandaient pas de soins, à cause des sentiments de honte et de l’embarras qu’ils éprouvent par rapport à leur situation [26]. Ils ont également constaté que plus les problèmes de jeu étaient importants et plus la honte était associée à l’hésitation à entreprendre un traitement; d’après eux, il serait donc important que les outils d’auto-assistance et les campagnes de santé publique se concentrent sur des stratégies axées sur les objectifs et les motivations personnelles pour sortir d’une addiction, plutôt qu’elles n’insistent sur les conséquences négatives engendrées par cette dernière.
Perspectives
Les études récentes menées sur la question nous permettent progressivement de mieux illustrer le profil des joueurs présentant un risque suicidaire. Selon ces dernières recherches, nous observons une augmentation des troubles de santé mentale au cours des six derniers mois avant le passage à l’acte, chez les joueurs décédés par suicide. Entre autres, les troubles anxieux et les troubles comorbides sont les plus fréquents [23]. Ces données démontrent également une escalade rapide des difficultés quotidiennes, un cumul d’événements de vie négatifs ainsi qu’une augmentation de la détresse psychologique dans les mois précédents le suicide.
Les pistes proposées pour prévenir le suicide est d’une part, de considérer l’accessibilité, l’acceptabilité et la disponibilité des soins comme un facteur de protection à la crise suicidaire et d’autre part, d’améliorer la détection des psychopathologies chez les personnes vulnérables:
La détection précoce du jeu excessif auprès des populations vulnérables favorise l’accessibilité aux services spécialisés et permettrait de désamorcer des situations d’isolement et/ou de désespoir.
Concernant les joueurs excessifs, c’est l’investigation systématique et répétée des comportements suicidaires avec un suivi tout particulier chez ceux présentant des troubles de santé mentale, qui est suggérée pour prévenir le suicide avec une attention spécifique devant être portée à toute éventuelle augmentation de ces troubles tels que l’anxiété et la dépression. L’accueil et la reconnaissance de la souffrance, des adversités, du mal-être ou encore de la honte sont essentiels au processus de soin. Notons que toute crise, quelle qu’elle soit, doit être prise au sérieux, car elle ouvre le chemin à une intervention psychosociale engageant ainsi le patient dans un suivi à long terme. Il est donc impératif de prendre en charge rapidement les joueurs en demande d’aide pour leur assurer un suivi permettant d’évaluer leur situation dans sa globalité (événements de vie y compris) tout en favorisant l’exploration des comportements suicidaires présents ou passés et l’atténuation des troubles de santé mentale.
L’essentiel pour la pratique
Dans le suivi d’une personne avec des problèmes de jeu, il est essentiel:
• D’accueillir et reconnaître la souffrance, les adversités, le mal être ou encore la honte et la culpabilité tout en veillant à ne pas laisser la personne dans l’isolement.
• D’effectuer de manière immédiate et systématique un dépistage des problématiques de santé mentale.
• D’interroger systématiquement et régulièrement les comportements suicidaires présents ainsi que de questionner les conduites suicidaires passées.
• De porter une attention particulière sur toute éventuelle évolution des troubles concomitants tant des troubles de santé mentale que des conduites addictives.
• D’être attentif à des changements de comportements comme une augmentation subite des addictives de jeu, une irritabilité, une agressivité voire des actes de violence auto ou hétéro agressive ainsi qu’à un éventuel contexte et pressions sociales autour de l’activité de jeu (dates, emprunts, faillites, conflits).
Les auteures n’ont déclaré aucun lien financier ou personnel en rapport avec cet article.
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Dr sc. Mélina Andronicos
Responsable de recherche
Centre du jeu excessif
Section d’addictologie
Service de psychiatrie
communautaire
Centre Hospitalier
Universtaire Vaudois
Recordon 40
CH-1004 Lausanne
melina.andronicos[at]
chuv.ch
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