Dermatologie et Vénéréologie: Les yeux intelligents de l’ordinateur: une menace ou des super-pouvoirs diagnostiques pour nous?
Highlight de la Société Suisse de Dermatologie et Vénéréologie

Dermatologie et Vénéréologie: Les yeux intelligents de l’ordinateur: une menace ou des super-pouvoirs diagnostiques pour nous?

Schlaglichter
Édition
2019/0102
DOI:
https://doi.org/10.4414/fms.2019.03456
Forum Med Suisse. 2019;19(0102):10-12

Affiliations
Dermatologische Klinik, Universitätsspital Basel

Publié le 02.01.2019

Appréciez-vous ce moment, quand vous entrez dans la salle de consultation et qu’un diagnostic suspecté vous vient immédiatement à l’esprit? Alors, poursuivez votre lecture.

Contexte

Qui ne souhaite donc pas posséder la lucidité rapide comme l’éclair du fameux maître détective Sherlock Holmes qui reconnaît en un rien de temps le modèle ­cohérent que fournissent les indices? Mais où notre enquêteur a-t-il acquis ces capacités? Rares sont ceux qui savent que son professeur était médecin. L’auteur de Sherlock Holmes, Sir Conan Doyle, avait été assistant auprès du célèbre chirurgien Joseph Bell qui étonnait chaque jour son entourage avec de perspicaces observations [1]. De même, le dermatologue viennois Ferdinand von Hebra devinait à chaque fois instantanément la profession de ses patients en recherchant des caractéristiques cliniques comme par exemple un cal au niveau du pouce, qui survenait typiquement chez les tailleurs.
Dans cette tradition, nous essayons, en tant que dermatologues, d’être les meilleurs observateurs possibles, car nous savons bien que cela peut être pour nous, cliniciens basés sur l’image, la clé du succès. Ainsi, chaque patient est instantanément détaillé de la tête aux pieds et des soupçons mentaux de diagnostic sont établis avant même que l’anamnèse n’ait commencé. Celle-ci peut ensuite confirmer efficacement le diagnostic ou révéler la fausse piste.
Ce moment de reconnaissance constitue un point culminant de notre activité quotidienne. La détection visuelle en situation clinique a même été étudiée en termes de physiologie cérébrale [2] et l’électroencéphalogramme montre une différence entre les novices et les experts au moment de reconnaissance. Il va de soi qu’une petite poussée d’endorphines pourrait également s’y ajouter. En tout cas, la recherche de ces modèles nous procure notoirement un grand plaisir. Il existe d’ailleurs de nombreux dermatologues qui s’intéressent également à l’ornithologie, où la recherche d’un modèle se trouve à nouveau au premier plan. Il n’est donc pas surprenant que, parmi tous les spécialistes, les dermatologues affichent le plus haut taux de satisfaction [3], car une raison à cela est: nous adorons le modèle des dermatoses!
Il est ainsi d’autant plus préoccupant que les ordi­nateurs menacent de nous damer le pion pour la détection de maladies cutanées. Cela nous retirera-t-il cette compétence et devons-nous nous rabattre sur une fonction purement consultative? Je ne crois pas que les développements actuels iront aussi loin. En revanche, il vaut la peine de jeter un regard plus attentif sur la technologie actuelle.

Apprentissage automatique

L’intelligence artificielle est la faculté d’une machine à imiter le comportement humain [4]. Cela peut être d’une grande utilité. Dans l’industrie aéronautique, l’auto­pilote est très tôt devenu incontournable comme le parfait exemple. Lorsque ces ordinateurs peuvent en outre apprendre, nous nous trouvons alors dans le ­domaine de l’apprentissage automatique (AA).
L’AA signifie que des exemples servent à apprendre à l’ordinateur à définir des règles pour ensuite les généraliser [5]. Il ne s’agit donc pas d’un simple apprentissage par cœur, mais de la reconnaissance graduelle de modèles et de lois naturelles dans un ensemble de ­données. Tout l’intérêt réside dans le fait que l’ordinateur peut être soumis à de toute nouvelles données et ensuite décider de manière autonome.
Ces approches n’ont rien de nouveau, seule la manière dont l’ordinateur apprend a constamment évolué. Les premiers modèles d’AA relativement simples sont de plus en plus souvent remplacés par des modèles plus complexes dont la structure ressemblerait à un réseau neuronal. Bien qu’un AA opérationnel semble high-tech pour un novice, il existait par exemple déjà dans les années 1950 un mécanisme qui pouvaient reconnaître le sexe de personnes sur simple présentation d’une photo d’identité devant la lentille d’un détecteur.
Après une longue période de calme due au manque de capacité de calcul pour le développement, un bond technologique a été réalisé ces dernières années en termes de matériel disponible. Ainsi, les systèmes d’AA ont pu être exploités dans un délai utile. Le succès parle de lui-même: presque tous les domaines économiques ont entre-temps été modifiés sous divers aspects par l’AA et nous avons tous entre-temps été confrontés à des machines intelligentes.
Par rapport aux possibilités réelles, ces approches n’en sont encore qu’à leurs premiers balbutiements, mais pourraient malgré tout atteindre en partie un niveau tout simplement incroyable. Lorsque j’étais récemment à Hong Kong, la «Google Word Lens» traduisait en direct avec la caméra du smartphone les caractères inscrits sur le menu pour afficher immédiatement la traduction ­superposée à l’image vidéo. Cela est toutefois loin d’être parfait; il y avait encore de nombreuses erreurs amusantes comme par exemple un plat appelé «poulet aux sables mouvants». Ceci est peut-être significatif pour les premières approches que nous voyons actuellement. Il n’est plus si difficile d’obtenir une reconnaissance ­approximative et cela suffit souvent pour des démonstrations et des outils triviaux.
En revanche, il est encore très difficile de construire un système d’AA avec une très haute précision, et cette ­précision est justement nécessaire pour les situations critiques telles que la médecine ou le pilote automatique. C’est pourquoi des progrès qui semblent concrètement utiles n’ont été réalisés dans ce domaine que récemment. En dermatologie, l’évaluation de nævus mélanocytaires (grains de beauté) et la détection de mélanomes est un sujet essentiel. L’utilisation de l’AA est ici évidente et de plus en plus d’études ont ainsi été publiées à ce ­sujet depuis les années 1980. Mais en 2017 a paru dans le Nature Journal un travail de grande ampleur [6] qui a conçu un système d’AA en se basant sur plus de 129 000 images numériques, qui s’est avéré en moyenne plus performant que 21 dermatologues (américains) pour distinguer un nævus d’un mélanome et des kératoses séborrhéiques d’un carcinome spinocellulaire. Ce travail n’est pas le seul en son genre, mais constitue l’exemple le plus frappant des possibilités techniques avancées qui doivent désormais être validées en situation clinique et évaluées en termes d’utilité.
Si ces approches s’avéraient solides pour l’utilisation en dehors d’une situation clinique, chaque consommateur pourrait alors contrôler ses grains de beauté avec son Smartphone. Aujourd’hui déjà, il existe bel et bien de nombreuses applications à cet effet – qui déclinent naturellement toute responsabilité. Celles-ci pourraient malgré tout transformer la médecine, ne serait-ce qu’en pouvant être aussi utilisées comme deuxième opinion.
Nos recherches dans ce domaine se concentrent sur la détection et la mesure de maladies cutanées inflammatoires. Ainsi, nous avons créé, en collaboration avec la Haute École de Lucerne, des systèmes d’AA pour l’eczéma [7, 8], le psoriasis et d’autres maladies. Nous avons fait évaluer des images de mains saines et d’eczéma par des dermatologues qui ont marqué les zones où l’eczéma était visible. Nous avons pu ainsi apprendre à l’ordinateur quelles régions correspondaient à un eczéma, à une peau saine ou à l’arrière-plan. De tels systèmes doivent un jour être utilisés pour détecter et quantifier des eczémas de la main par exemple (fig. 1). Ils ont l’avantage de faire disparaître la variabilité entre les médecins.
Figure 1: A) Photographie numérique d’un patient atteint d’eczéma chronique de la main. 
B) Distinction entre la main et l’arrière-plan. C) Segmentation des zones touchées par l’eczéma et mesure de la surface.
Le processus d’apprentissage est très laborieux et nécessite des ordinateurs à haute performance capables de traiter en parallèle et de fabrique un fichier de modèle d’apprentissage. Cette stratégie recèle un avantage dé­cisif: le modèle d’apprentissage peut ensuite être copié à l’infini et mis en place dans des ordinateurs beaucoup plus petits, parfois aussi dans un Smartphone.
Actuellement, l’une des principales faiblesses de l’AA est l’absence de possibilité d’explication. Lorsque par exemple un nævus mélanocytaire est classé comme mélanome, il n’y a alors aucun retour concret de la part du modèle d’AA expliquant pourquoi cela s’est produit. Naturellement, ceci n’inspire pas particulièrement confiance et n’est par ailleurs pas satisfaisant sur le plan intellectuel. Malgré tout, l’information est parfois très précieuse et aura, en règle générale, des conséquences cliniques.
Le problème de l’absence d’explication est actuellement traité de manière intensive afin de pouvoir, en empruntant des détours complexes, indiquer les régions de l’image qui ont été significatives pour la décision mélanome/nævus. L’idéal serait évidemment que les différents signes cliniques nous soient indiqués, comme par exemple le film gris, la structure pigmentaire irrégulière, l’absence de symétrie. Toutefois, ces signes ne sont peut-être pas le plus important pour le diagnostic correct, car la capacité acquise de reconnaissance est quelque chose de quasiment rationnel. Il existait ainsi déjà avant que des signes cliniques soient décrits de très bons spécialistes en dermatoscopie. Ces derniers pouvaient distinguer avec une grande fiabilité un mélanome d’un nævus. Cela signifie qu’ils pouvaient reconnaître le modèle pathologique sans pouvoir le justifier logiquement en détail.
Les systèmes d’AA indiquant les zones significatives pour la décision nous permettront peut-être soudain d’identifier de nouveaux signes cliniques que l’être ­humain ne voit pas du tout. Ou de toute nouvelles conclusions pourraient être tirées. Plus il y a de données, plus les approches d’AA sont performantes, car elles peuvent prendre en compte des informations que l’être humain n’est pas capable d’utiliser. Ainsi, sur la base d’un scanner rétinien haute résolution, l’ordinateur peut non seulement reconnaître les pathologies aussi bien que les ophtalmologues, mais également prédire sans problème le sexe, la consommation de nicotine et le risque à 5 ans d’événements cardio-vasculaires graves du patient [9], ce dont un être humain n’est pas en mesure.
Dans le cadre de ces approches, la protection des données a la plus haute priorité. Elle doit être garantie et idéalement confiée à des prestataires non commerciaux. Heureusement, nos structures hospitalières sont aujourd’hui construites ou révisées dans cette perspective. Intégrés dans un environnement sûr, nous pouvons ainsi suivre également des approches plus ambitieuses que la simple photographie 2D. A l’hôpital universitaire de Bâle, nous avons récemment fait l’acquisition d’un scanner corporel 3D qui photographie l’ensemble de la surface cutanée, identifie, évalue et peut suivre au fil du temps toutes les tâches pigmentées. Nous le proposons parallèlement au contrôle standard des nævus et en ­attendons une amélioration significative de la qualité. Etant donné que l’ordinateur travail toujours avec la même précision, la probabilité de manquer des résultats pourrait diminuer. Toutefois, de telles interventions ­devraient également être examinées de manière prospective, et nous verrons avec le temps à combien s’élève le «number needed to scan» (NNS) permettant d’identifier un mélanome supplémentaire.

Discussion

Pour résumer, l’AA est très prometteur et apportera en toute probabilité un gain de qualité. De manière générale, nous devons adopter et examiner correctement de nouvelles méthodes afin d’en tirer un bénéfice pour le patient. L’AA a accompli un travail étonnant non seulement en dermatologie, mais aussi dans d’autres disciplines. Ainsi, les systèmes d’AA peuvent non seulement reconnaître des images, mais, en intégrant d’autres ­données cliniques, également prévoir la mortalité des patients à risque hospitalisés plus efficacement et plus précocement que les algorithmes traditionnels [10].
Mais les systèmes d’AA présentent également un énorme potentiel de modification des structures établies. Il n’est pas sans danger de remettre le diagnostic puissant entre les mains de novices. Le public devra apprendre à gérer cela, car la législation suisse ne peut par exemple pas protéger nos patients d’un diagnostic de mélanome fourni par une application américaine.
La compétence de reconnaissance de modèles cliniques ne nous est d’aucune façon retirée en tant qu’experts. En revanche, la possibilité attrayante d’utiliser des systèmes d’AA comme outil d’assistance à la décision dans le domaine de l’imagerie sera certainement de plus en plus utilisée. Le spécialiste souhaitera par exemple ­vérifier encore une fois rapidement son diagnostic suspecté à l’aide du système d’AA.
En réalité, notre rôle de conseiller et personne de confiance vis-à-vis de nos patients sera nettement renforcé. L’interaction personnelle, l’empathie et l’identification en tant qu’humain constituent le rôle que l’ordinateur ne saura nous prendre [11]. Il est donc plaisant de voir que, dans les études de médecine, ces facultés se voient accorder davantage d’importance qu’auparavant.
L’auteur n’a déclaré aucune obligation financière ou personnelle en rapport avec le présent article.
Prof. Dr méd. Dr sc. nat. Alexander Navarini
Dermatologische Klinik,
Universitätsspital Basel
Petersgraben 4
CH-4031 Basel
alexander.navarini[at]usb.ch