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Introduction
L’épidémie de tabagisme représente le plus grand problème de santé à l’échelle mondiale. «A une époque où tous les yeux sont rivés sur la réforme du système de santé, les coûts de santé en explosion et le surpoids des enfants, le tabagisme reste de loin la cause la plus fréquente de décès et de handicaps évitables.» [1]. Cette déclaration des deux illustres professeurs de santé publique Steven Schroeder et Kenneth Warner est aujourd’hui plus actuelle que jamais. D’après le dernier Tobacco Atlas de la «American Cancer Society», plus d’1,1 milliard de personnes fument à travers le monde, parmi lesquelles 6 millions décèdent chaque année des conséquences du tabac, ce qui coûte annuellement >500 milliards de dollars américains à la communauté mondiale [2]. Avec les «nouveaux» produits du tabac, tels que le snus, les pipes à eau ou narguilés, les cigarettes électroniques (e-cigarettes) et le cannabis, le problème est devenu encore plus complexe [3–9] (fig. 1).

Grâce aux grands efforts déployés, la prévalence mondiale du tabagisme quotidien a diminué de 25% chez les hommes et de 42% chez les femmes entre 1980 et 2012 [10]. Toutefois, en raison de l’accroissement démographique, le nombre absolu de fumeurs a augmenté: de 41% chez les hommes et de 7% chez les femmes. Seuls quatre pays sont parvenus à atteindre une réduction de 50% de la prévalence du tabagisme chez les hommes et les femmes depuis 1980, à savoir le Canada, la Norvège, l’Islande et le Mexique. En revanche, dans certains pays d’Afrique, dans les Balkans et au Proche-Orient, la prévalence du tabagisme est en augmentation.
En Suisse, en 2016, plus d’un quart de la population adulte (de plus de 15 ans) fumait encore des cigarettes de tabac [11], mais les chiffres officiels sous-estiment certainement la réalité [12]. Cette situation n’a guère changé au cours des 10 dernières années, depuis la création du Monitorage suisse des addictions. Les auteurs constatent même des phénomènes préoccupants: 1. l‘ utilisation du narguilé augmente depuis 2011 et est particulièrement élevée chez les 15–19 ans (23,1%); 2. la consommation de tabac reste élevée chez les >15 ans (25,3%); 3. l’âge moyen de début du tabagisme est d’env. 14 ans (les fumeurs les plus jeunes avaient tout juste 11 ans); 4. on déplore un recul «préoccupant» des personnes ayant l’intention d’arrêter de fumer [11, 13].
Pourquoi la Suisse est-elle à la traîne en matière de prévention du tabagisme? Et pourquoi les nouvelles formes de tabac menacent-elles les succès obtenus jusqu’à présent dans le domaine de la prévention?
Formes de tabac oral – snus
A l’échelle mondiale, le nombre de consommateurs de tabac oral est estimé à 300 millions, dont 90% en Asie du Sud [14]. Le tabac oral engendre très rapidement une dépendance et est responsable d’affections dentaires, de cancers de la cavité buccale, de l’œsophage et du pancréas, ainsi que de maladies cardiovasculaires [14–18]. Le tabac oral est une tradition en Scandinavie depuis 1821, ce qui explique que la Suède ait obtenu une dérogation à l’interdiction du snus dans l’UE. Des efforts étaient entrepris depuis longtemps pour légaliser le snus en Suisse, car jusqu’alors, seule l’importation pour un usage personnel était autorisée [19]. En juin, le Tribunal administratif fédéral a levé cette interdiction. Le snus est particulièrement apprécié par les joueurs de hockey sur glace et de unihockey, mais également par les footballeurs car il donne le «coup de fouet parfait»: la teneur en nicotine d’un sachet de snus correspond environ à trois cigarettes. Elle varie cependant très fortement en fonction de la méthode de fabrication (de 0,23% à 68%) et dépend du pH. Les adolescents sous-estiment son fort pouvoir addictif. Le tabac oral contient plus de 30 carcinogènes [20]. Bien que le risque pour la santé semble plus faible par rapport aux cigarettes de tabac, le snus n’est pas parvenu à s’établir comme aide au sevrage tabagique [21]. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) déconseille la consommation de toute forme de tabac oral [22, 23].
Narguilé – Shisha
Fumer le narguilé ou la chicha (shisha) fait partie du mode de vie du proche orient, en Afrique du Nord, en Inde, au Pakistan et au Bangladesh; au Liban, jusqu’à un tiers des jeunes fument la chicha [5]. Au cours des dernières décennies, le narguilé s’est également propagée en Occident et elle est très populaire auprès des jeunes en raison du contact social. Aux Etats-Unis, on dénombre déjà plus de fumeurs de chicha que de fumeurs de cigarette chez les jeunes dans l’enseignement secondaire et supérieur [24]. En Suisse, 35% des 15–19 ans sont déjà des fumeurs occasionnels de narguilé [11].
Les jeunes considèrent le narguilé comme inoffensif, car la fumée du tabac parfumé (brûlé par la braise de charbon) passe dans l’eau avant d’être inhalée [25]. Ce «filtrage à l’eau» destiné à refroidir et humidifier l’aérosol n’a toutefois pas d’effet de filtration. Par contre, la fumée froide permet d’inhaler un plus grand volume (200–1000 ml) que pour les cigarettes de tabac (50–100 ml), et davantage de substances nocives sont donc inhalées. La température à laquelle le tabac est chauffé est plus faible pour le narguilé (100–400 °C) que pour les cigarettes de tabac (800–900 °C), ce qui entraîne une combustion incomplète et génère davantage de sous-produits. Le charbon ardent libère en outre des substances nocives qui font défaut ou sont uniquement présentes en faible quantité dans la fumée de cigarette, telles que le plomb, le cuivre, le chrome, l’arsenic et le béryllium, ainsi qu’une grande quantité de monoxyde de carbone (CO). Ce dernier peut être à l’origine d’intoxications au CO, qui s’observent de plus en plus fréquemment [26, 27]. Contrairement aux idées reçues, fumer la chicha, au même titre que fumer des cigarettes, provoque des dommages à court et à long terme [25, 28–30].
E-cigarettes – «vapotage»
Au cours de la dernière décennie, les e-cigarettes se sont répandues à une vitesse fulgurante [31]. Il convient de faire la distinction entre les e-cigarettes qui vaporisent un liquide au moyen d’une résistance chauffante («electronic nicotine delivery systems» [ENDS]) et celles qui chauffent du tabac («heat not burn devices») (tab. 1). Le développement de l’e-cigarette est attribué au pharmacien chinois Hon Lik, qui ne voulait pas mourir du cancer du poumon comme ses deux parents. Selon les estimations actuelles, les e-cigarettes représentent certes une alternative moins nocive pour les fumeurs, mais le succès de l’arrêt du tabagisme au moyen des e-cigarettes est faible et il n’est guère durable [32–36].
Tableau 1: Aperçu schématique: e-cigarettes et produits du tabac chauffés. | |||
E-cigarettes(«electronic nicotine delivery systems» [ENDS]) | Produits du tabac chauffés(«heat not burn devices») | Cigarettes de tabac | |
Composants | Liquide contenant de la nicotine avec du propylène glycol ou de la glycérine comme véhicule et de nombreuses substances aromatiques | Véritables produits du tabac avec divers arômes et additifs | Véritables produits du tabac avec divers arômes et additifs |
Mécanisme | Vaporisation (aérosolisation) à 100–300 °C | Chauffage à 30–350 °C (carbonisation à partir d’env. 200 °C) | Combustion à 600–900 °C |
Teneur en nicotine | 20 mg/ml dans les liquides* | 0,5 mg dans l’aérosol** (pas de valeur maximale fixée par la loi) | 0,4–0,8 mg dans la fumée** |
Substances mises en évidence dans l’aérosol/la fumée | >100 substances chimiques mises en évidence dans la vapeur (entre autres nitrosamines, aldéhydes, toluènes), dont des métaux lourds, tels que le cadmium, le nickel et le plomb (provenant de la résistance chauffante) | Les composants de l’aérosol ressemblent à ceux des cigarettes, mais à des concentrations différentes, souvent plus faibles | Plus de 4800 substances mises en évidence dans la fumée, dont >250 toxiques et >70 carcinogènes |
Effets à long terme sur la santé | Pas de données disponibles pour l’instant | Pas de données disponibles pour l’instant | Maladies cardiovasculaires, telles qu’infarctus du myocarde et accident vasculaire cérébral, BPCO, tumeurs, etc. |
Etudes sur l’arrêt du tabagisme | Peu d’études disponibles, faible efficacité à long terme | Conçus comme une alternative à la consommation de cigarettes | – |
Fabricants(exemples) | Différentes petites entreprises (Juul®, Blu™, Smok®, Eleaf®, Vandy Vape®, Logic Vapes, etc.) | Industrie du tabac (IQOS™, Glo™, Ploom™) | Industrie du tabacCigarettes de tabac traditionnelles |
BPCO: bronchopneumopathie chronique obstructive* Valeur maximale selon une directive de l’UE (aux Etats-Unis, jusqu’à 50 mg/ml autorisés). ** Les teneurs en nicotine dans l’aérosol/la fumée correspondent aux valeurs mesurées par les fabricants dans les machines à fumer ou dispositifs analogues certifiés ISO. Elles ne peuvent pas être comparées aux concentrations des e-liquides. Pour le développement d’une dépendance, ce n’est pas la teneur mais l’absorption rapide de la nicotine dans le tissu cérébral qui joue en premier lieu un rôle. | |||
Entre-temps, l’e-cigarette (également appelée e-chicha par les jeunes) a fait son entrée dans les cours de récréation. Grâce à un marketing intensif, à des arômes attractifs et à un design spécial, ces dispositifs sont tendance et représentent un nouveau danger pour les enfants [37]. Selon Addiction Suisse, un tiers des 15–24 ans ont déjà essayé au moins une fois l’e-cigarette [11]. Aux Etats-Unis, la consommation de cigarettes de tabac a constamment diminué chez les adolescents et elle était inférieure à 8% en 2017, tandis que le «vapotage» d’e-cigarettes est en augmentation [24]. Entre 2017 et 2018, la prévalence de la consommation d’e-cigarettes chez les 17–18 ans a augmenté de 10% et a atteint 25%; chez les 15–16 ans, la prévalence a augmenté de 8% et s’élève actuellement à 20% [38]. Les enfants et les adolescents perçoivent les e-cigarettes comme des «vaporettes» inoffensives, qui ne ressemblent plus guère à des cigarettes de tabac. La palette actuelle de produits est considérable (fig. 2): plus de 450 marques et plus de 7 500 saveurs peuvent être commandées par internet [39]. Les adolescents sont souvent des «utilisateurs doubles», c.-à-d. qu’ils consomment plusieurs produits du tabac [40]. Les dispositifs multifonctionnels (eGOs, Mods) avec lesquels il est également possible de vapoter des liquides tels que de la vodka et d’autres boissons alcoolisées sont très populaires. L’adjonction de substances chimiques, telles que des cannabinoïdes synthétiques, devient à la mode (tout particulièrement en France semble-t-il) et a déjà provoqué des décès aux Etats-Unis [41, 42].

En 2015, l’e-cigarette Juul® a été lancée aux Etats-Unis: grâce à son aspect branché de clé USB (fig. 3) et à une nouvelle formulation de sels de nicotine hautement concentrés, elle s’est répandue à une vitesse fulgurante chez les adolescents américains [43]. Des concentrations de jusqu’à 50 mg de nicotine par millilitre sont légales aux Etats-Unis, tandis qu’en Europe, une concentration maximale de seulement 20 mg par millilitre est autorisée. Aux Etats-Unis, les deux tiers des adolescents vapoteurs utilisent déjà l’e-cigarette Juul®: on ne parle d’ailleurs plus de «vapoter» mais de «juuler». Le fabricant, qui est la start-up connaissant la croissance la plus rapide à l’échelle mondiale, veut conquérir le marché européen avec Juul® [44]. Désormais, les pédiatres considèrent les e-cigarettes comme le «nouveau visage de la nicotine» et comme un tremplin vers les cigarettes de tabac [45]. Une méta-analyse a montré que les enfants et les adolescents qui «vapotent» des e-cigarettes ont un risque 3–4 fois plus élevé de commencer à fumer du tabac [46].

Alors que seules les e-cigarettes sans nicotine étaient initialement autorisées en Suisse, les e-cigarettes contenant de la nicotine peuvent depuis mai 2018, après un recours admis par le Tribunal administratif fédéral, également être vendues en Suisse, et ce même à des mineurs en raison d’un vide juridique [47]. Les enfants sont ainsi exposés à la dépendance à la nicotine et beaucoup ne peuvent plus s’en défaire par la suite [37]. L’Association suisse des distributeurs et fabricants de cigarettes électroniques («Swiss Vape Trade Association» [SVTA]) s’est volontairement engagée à ne pas vendre d’e-cigarettes aux mineurs et à ne pas faire de publicité s’adressant à ce public (http://fr.svta.ch/codex-de-la-svta-des-fabricants-et-commercants-concernant-la-commercialisation-des-objets-et-produits-de-la-vape/). Il est permis de douter si cette mesure protège efficacement les jeunes au vu des expériences faites avec l’«autorégulation» de l’industrie du tabac.
L’aérosol émis par les e-cigarettes contient certes moins de substances nocives toxiques et cancérigènes que la fumée de tabac, mais les e-cigarettes et e-chichas ne sont pas inoffensives pour autant [43, 48, 49] (tab. 1). Concernant les produits du tabac chauffés, l’«European Respiratory Society» [ERS]) constate qu’il n’est possible de se fier à aucune des études financées par l’industrie du tabac [50]. «Public Health England» (PHE) part actuellement du principe que le «vapotage» d’e-cigarettes serait «95% moins nocif» que de fumer des cigarettes. Ce chiffre ne se fonde pas sur une mesure scientifique, mais est attribuable à 12 experts qui ont voulu harmoniser leurs points de vue en 2014 dans le cadre d’une analyse décisionnelle multicritère (MCDA) [51, 52]. Au vu de la diversité croissante de produits et des maigres données disponibles, cette appréciation n’est pas avérée. Ainsi, une étude suisse a par ex. mis en évidence les mêmes substances dans l’aérosol de tabac chauffé (IQOS) que dans la fumée du tabac conventionnel et en a conclu que cette «vapeur» ne peut pas être décrite comme «inoffensive» [53]. Etant donné qu’il existe une multitude de systèmes électroniques de délivrance de nicotine (ENDS) et que leur fabrication n’est pas réglementée, les études portant sur les aérosols des ENDS varient considérablement [54, 55]. Des études indépendantes rapportent des effets sur les poumons, tels qu’une hyperréactivité bronchique, des défenses immunitaires réduites, des nécroses accrues et une cytotoxicité [56]. Il n’existe pas d’études sur les conséquences à long terme, alors qu’elles seraient indispensables pour comparer les dommages sur la santé. Des données toxicologiques systématiques sur les substances qui sont inhalées au moyen d’une brume générée avec du propylène glycol ou de la glycérine font défaut [31]. Les sociétés de pneumologie internationales ont jugé que les connaissances disponibles jusqu’à présent étaient suffisantes pour mettre en garde contre les dangers pour la santé des e-cigarettes [36, 48, 50, 57]. Elles indiquent que les e-cigarettes favorisent le passage vers le tabagisme, car elles sont particulièrement attractives pour les enfants, ce qui conduirait à une nouvelle génération de nicotino-dépendants. Les sociétés de discipline exigent une réglementation stricte comme pour les produits du tabac: interdiction de la vente aux mineurs, interdiction des substances aromatiques, mêmes règles que pour la protection contre le tabagisme passif et interdiction complète de la publicité [57]. L’ERSne veut pas recommander de produits qui endommagent les poumons et entravent le désir des fumeurs d’arrêter de fumer [36, 50]. Elle souligne que les produits du tabac chauffé et les produits du tabac traditionnels, de même que les formes orales, rendent dépendant à la nicotine et sont dangereux pour la santé.
Pourquoi les enfants commencent-ils à fumer?
Pour une prévention efficace du tabagisme, il est nécessaire de clarifier pourquoi les enfants commencent à fumer. En premier lieu figurent le comportement exploratoire des enfants et la prise de risque des adolescents qui veulent tout essayer [58, 59]. Tous les adolescents qui expérimentent la nicotine ne deviennent pas dépendants, mais le cerveau des adolescents est plus sensible aux substances psychoactives que celui des adultes [60]. Outre la curiosité, la pression des pairs du même âge joue également un rôle: on observe un phénomène d‘ imitation: si un meneur de bande fume, plus d’ élèves de la classe vont essayer également. Le rôle de modèle des parents et de la fratrie est également essentiel: les enfants dont un parent fume ont un risque 3–4 fois plus élevé de fumer [61, 62]. Par ailleurs, la disponibilité et les coûts ainsi que l’acceptation sociale du comportement jouent un rôle majeur. C’est à ce niveau que l’industrie du tabac manœuvre en influençant la norme sociale et le comportement des adolescents par le biais de mesures de relations publiques et de publicités au sens le plus large [63, 64].
De là découlent les principaux éléments d’une prévention efficace du tabagisme [1, 61, 65]:
– Information objective sur la nicotine et les produits du tabac;
– Information sur les stratégies de l’industrie du tabac;
– Interdiction complète de la publicité, de la promotion et du parrainage pour les produits du tabac et les produits nicotiniques (y compris e-cigarettes);
– Déclaration claire des produits;
– Protection systématique contre la fumée passive (y compris e-cigarettes) dans l’espace public intérieur et extérieur;
– Augmentation des prix du tabac;
– Offre généralisée de programmes d’arrêt du tabagisme.
Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac
Ces éléments correspondent aux exigences de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT; «https://www.who.int/fctc/fr/), notamment à l’Art. 6 («Mesures financières et fiscales visant à réduire la demande de tabac»), à l’Art. 8 («Protection contre l’exposition à la fumée du tabac»), à l’Art. 11 («Conditionnement et étiquetage des produits du tabac»), à l’Art. 13 («Publicité en faveur du tabac, promotion et parrainage») et à l’Art. 14 («Mesures visant à réduire la demande en rapport avec la dépendance à l’égard du tabac et le sevrage tabagique»). La CCLAT a été adoptée lors de l’assemblée générale de l’OMS de 2003 à Genève; elle a été signée par 181 pays et ratifiée par 168 pays. La Suisse fait partie des pays signataires depuis 2004, mais le Parlement fédéral n’a pour l’instant pas ratifié la convention. Dans notre pays, il existe un patchwork dans tous les domaines de la prévention du tabagisme qui est en contradiction avec la CCLAT.
Rôle de l’industrie du tabac
En Suisse, le lobby du tabac a empêché la mise en œuvre de la CCLAT et sa ratification [64]. Parmi ses stratégies, il convient de citer: instrumentalisation de la gastronomie, de l’Union des arts et métiers, des kiosquiers, etc., qui se substituent à lui, et entretiennent la controverse au sujet du tabagisme passif et des cigarettes électroniques pour jeter le doute sur les données scientifiques (66). En organisant des symposia et des publications, on critique et questionne les auteurs indépendants et leurs travaux de manière ciblée. L’«information» des décideurs dans la politique et la société a pour objectif de remettre en question les connaissances scientifiques et les recommandations de la CCLAT.
La CCLAT a mis à jour le conflit d’intérêt fondamental entre la santé publique et l’industrie du tabac. Avec le lancement des e-cigarettes et d’autres «reduced risk products», l’industrie du tabac tente de se donner une image propre et de faire figure de partenaire de la santé publique. Ainsi, les e-cigarettes font l’objet d’une promotion avec des slogans de type «pas de feu», «pas de cendres» et «pas d’odeur de cigarette» les faisant passer pour «une meilleure alternative à la cigarette». L’entreprise Philip Morris (PM) est encore allée un peu plus loin avec la «Foundation for a smoke-free world» qu’elle finance [67, 68]. Pour PM, un «monde non-fumeur» sera à l’avenir uniquement composé d’utilisateurs de son dernier produit IQOS («I Quit Ordinary Smoking») qui, selon ses propres indications, ne produit pas de fumée nocive mais uniquement une «vapeur inoffensive». Le 12 février 2018, l’ERS a mis en garde ses membres contre une collaboration avec cette fondation. Les activités les plus récentes de l’industrie du tabac ont été caractérisées dans la presse grand public suisse alémanique de «nouvelles ruses et vieux mensonges» [69]. Le marché du tabac reste en effet l’une des branches les plus lucratives au monde [70]. Pour Beverley Spencer, ancienne PDG de «British American Tobacco» (BAT) Suisse, «fumer n’est pas une question de morale», mais un «business gigantesque» [71]. Le groupe BAT a investi plus d’1 demi-milliard de livres dans le développement des e-cigarettes, car le potentiel total du marché se compte en milliards. Le plus grand fabricant de cigarettes PM a acheté des parts de l’entreprise Juul® pour 12,8 milliards de dollars américains [72]. La principale motivation des fondateurs de Juul® était initialement de rechercher une alternative «inoffensive» pour un grand nombre de fumeurs. Ceux-ci cependant sont perçus comme un marché pour leur innovation. Etant donné que le modèle commercial de l’industrie des cigarettes repose sur la vente de nicotine (une substance au fort pouvoir addictif), il importe peu que les gens achètent des cigarettes de tabac ou des e-cigarettes [73]. PM ne focalisera sans doute pas Juul® sur le sevrage tabagique de ses consommateurs de Marlboro, mais sur la conquête du marché d’une future génération de dépendant de la nicotine.
L’industrie du tabac distribue les nouveaux produits «propres» dans les pays occidentaux et les cigarettes de tabac dans les pays à faible revenu du Sud. Neil Schluger, co-auteur du Tobacco Atlas de la «American Cancer Society», a décrit cette «double stratégie» de la façon suivante: «The tobacco industry is moving very aggressively into the developing world. Africa is home to 1,1 billion people, around 77 million of whom are smokers. For tobacco companies, that looks like a vast, untapped market, especially given the galloping economic growth rate of many African nations. From the tobacco companies’ perspective, there is an enormous business opportunity – African countries have traditionally had low levels of smoking; they may not be ready to deal with the coming invasion of Big Tobacco.» [74].
Conclusion
Le marché du tabac repose sur la vente de nicotine, une drogue créant une dépendance. Peu importe pour les affaires que les jeunes deviennent dépendants à la nicotine via les formes orales, narguilés, les e-cigarettes, le cannabis ou les cigarettes de tabac. Une prévention durable du tabagisme repose sur la mise en œuvre de la CCLAT, y compris en Suisse. Afin d’éviter que la prévention soit sapée par les produits commercialisés pour les jeunes, tels que les e-cigarettes, narguilés ou le snus, et que la dépendance à la nicotine redevienne la norme, l’engagement de tous les médecins est nécessaire. En plus de l’évaluation de la dépendance à la nicotine et de l’exposition à la fumée passive et de l’aide au sevrage tabagique en consultation et au chevet des malades, le positionnement politico-professionnel pour la mise en œuvre de la CCLAT est indispensable. Les sociétés médicales avec leur crédibilité publique parviendront également à convaincre nos parlementaires des arguments sanitaires dans le cadre du débat relatif à la loi sur les produits du tabac et à leur rappeler le devoir constitutionnel de l’Etat de veiller à ce que les enfants et les adolescents bénéficient d’une protection particulière et d’un encouragement de leur développement.
L’essentiel pour la pratique
• L’épidémie de tabagisme et ses conséquences restent le principal problème de santé à l’échelle mondiale.
• Peu importe pour les affaires de l’industrie du tabac que les jeunes deviennent dépendants à la nicotine via les formes orales (snus), les narguilés, les e-cigarettes, le cannabis ou les cigarettes de tabac, car le business réside dans la vente de nicotine, une drogue addictive.
• La Suisse est à la traîne en matière de prévention du tabagisme et plus d’un quart des >15 ans sont encore fumeurs.
• Une prévention durable du tabagisme repose sur la mise en œuvre de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac, ce qui n’est pas le cas pour l’instant en Suisse.
• Afin d’éviter que la prévention soit sapée par les nouveaux produits commercialisés pour les jeunes, tels que les e-cigarettes, les pipes à eau ou le snus, et que la dépendance à la nicotine redevienne la norme, l’engagement de tous les médecins est nécessaire
Correspondance:
Prof. Dr méd. Jürg Barben
Leitender Arzt Pneumologie/
Allergologie & CF-Zentrum
Ostschweizer Kinderspital
Claudiusstr. 6
CH-9006 St. Gallen
juerg.barben[at]kispisg.ch
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