Douleurs abdominales, urine rouge, hyponatrémie
Les «red flags» doivent mener au diagnostic

Douleurs abdominales, urine rouge, hyponatrémie

Der besondere Fall
Édition
2021/1516
DOI:
https://doi.org/10.4414/fms.2021.08600
Forum Med Suisse. 2021;21(1516):264-267

Affiliations
a Interdisziplinäre Intensivstation, Kantonsspital Baden; b Abteilung für Neurologie, Kantonsspital Baden; c Department für Innere Medizin, Kantonsspital Baden; d Medizinische Fakultät, Universität Zürich; e Molekulare Kardiologie, Universitätsspital Zürich; f Abteilung Endokrinologie, Diabetologie, Porphyrie, Porphyrie-Netzwerk, Stadtspital Waid und Triemli, Zürich

Publié le 13.04.2021

Une femme de 29 ans s’est présentée aux urgences en raison d’une constipation, de nausées et de douleurs spasmodiques qui avaient débuté trois jours auparavant, suite à la consommation de coquilles Saint-Jacques.

Contexte

Avec cette présentation de cas, nous souhaitons montrer que les douleurs abdominales peuvent être le premier symptôme de la porphyrie aiguë, qui est rare, grave et potentiellement fatale.

Présentation du cas

Anamnèse

Une femme de 29 ans s’est présentée au service des urgences en raison d’une constipation, de nausées et de douleurs spasmodiques. Les symptômes avaient débuté trois jours auparavant, suite à la consommation de coquilles Saint-Jacques. Au cours des années précédentes, des épisodes semblables avaient fait l’objet d’investigations gastro-entérologiques approfondies, y compris par gastroscopie et coloscopie. En raison d’une suspicion de dyspepsie fonctionnelle, un traitement au moyen de divers antalgiques et antidépresseurs avait été tenté, mais sans succès. Le seul médicament qui procurait un certain soulagement à la patiente était le métamizole. Le seul autre traitement médicamenteux que prenait la patiente était un contraceptif hormonal sous-cutané. L’anamnèse personnelle et l’anamnèse familiale étaient au demeurant sans particularités.

Statut, résultats et évolution

L’examen clinique a révélé une douleur abdominale à la pression diffuse, avec des bruits intestinaux rares. Tous les paramètres vitaux et toutes les valeurs de laboratoire étaient sans particularités. L’analyse urinaire a été compliquée du fait d’une coloration rouge foncée des urines, mais ni érythrocytes, ni myoglobine ou hémoglobine, ni bactéries n’ont été retrouvés dans le sédiment urinaire.
Face à une suspicion d’infection urinaire, de la nitrofurantoïne et du métamizole ont été prescrits, plus des laxatifs contre la constipation. La patiente est rentrée chez elle dans un état inchangé.
Au cours des quatre jours suivants, elle s’est toutefois représentée trois fois au service des urgences, car ses symptômes augmentaient en dépit des mesures mentionnées. Après l’admission stationnaire de la patiente en service de chirurgie, une tomodensitométrie abdominale, un examen gynécologique et une coloscopie ont par conséquent été réalisés, plus une laparoscopie diagnostique au troisième jour; aucun de ces examens n’a révélé d’anomalies concluantes. Les douleurs et la constipation persistaient.
Lors du cinquième jour d’hospitalisation, la patiente a développé une hyponatrémie sévère (jusqu’à 106 mmol/l) avec une somnolence, raison pour laquelle elle a temporairement été transférée à l’unité de soins intensifs. Lors du neuvième jour d’hospitalisation, la patiente a été en proie à une faiblesse musculaire croissante, avant tout au niveau des cuisses et des bras, ainsi qu’à un engourdissement des bras, des jambes et du tronc. L’examen neurologique a montré une tétraparésie flasque à prédominance proximale rapidement progressive avec réflexes ostéotendineux préservés et une légère parésie faciale périphérique à droite. Les électroneurographies ont révélé des signes de légère polyneuropathie axonale motrice des nerfs des bras. Une imagerie par résonance magnétique crânienne et une ponction lombaire se sont révélées normales.

Diagnostic

En raison de la constellation de symptômes associant douleurs abdominales, hyponatrémie, atteinte neurologique et urine rouge foncée, une porphyrie aiguë a entre autres été suspectée dans le cadre du diagnostic différentiel dès le jour de l’admission à l’unité de soins intensifs; de l’urine a alors été prélevée à des fins d’analyse urinaire du porphobilinogène et de l’acide delta-aminolévulinique, et il a été veillé à ce que la patiente ne prenne plus de médicaments porphyrinogènes. Le traitement antalgique par métamizole a été remplacé par des administrations régulières de morphine, ce qui a permis de contrôler les douleurs. Suite à un retard lié à des jours fériés (fêtes de fin d’année), le résultat de l’analyse urinaire a été obtenu, mettant clairement en évidence une valeur accrue de porphobilinogène dans l’urine (117 μmol/mmol de créatinine, norme <1,25), et le diagnostic de crise de porphyrie aiguë a été confirmé en collaboration avec le réseau de prise en charge pour patients atteints de porphyrie de l’hôpital municipal Triemli (ZH).

Prise en charge et traitement

Nous avons initié une administration intraveineuse d’hémine (Normosang®, 250 mg/jour) pour une durée totale de neuf jours. En concertation avec le centre de porphyrie de l’hôpital Triemli, le traitement a volontairement été poursuivi plus longtemps que la durée de quatre jours recommandée dans le Compendium suisse des médicaments en raison de la réponse retardée avec une production persistante de quantités élevées de métabolites toxiques et des manifestations cliniques sévères de la patiente. En outre, des glucides ont été administrés sous forme de perfusions de glucose et d’alimentation spéciale (au minimum 150–200 g de glucides/jour). Différents facteurs déclenchants de crises de porphyrie et médicaments contre-indiqués ont été identifiés et supprimés: nitrofurantoïne, métamizole, barbituriques pour la laparoscopie et contraceptif hormonal sous-cutané. Le jeûne pré- et péri-interventionnel doit également être pris en compte en tant que facteur de provocation (fig. 1).
Figure 1: Valeurs de porphobilinogène avant et après l’évitement des facteurs déclenchants et l’initiation du traitement par hémine et glucose. Le Jour 0 correspond au jour d’admission stationnaire à l’hôpital.
Par la suite, les troubles abdominaux se sont améliorés et la natrémie s’est normalisée. La tétraparésie s’est montrée progressive durant trois jours après la première manifestation (fig. 2) et touchait aussi de plus en plus les muscles distaux des bras et des jambes, en épargnant relativement la flexion digitale et plantaire. En parallèle, nous avons assisté à une diminution des réflexes ostéotendineux. En raison de la dysphagie croissante et du débit de pointe en constante baisse, la patiente a dû être trachéotomisée, ventilée artificiellement et alimentée artificiellement. Les électroneuromyographies de suivi réalisées le 11e jour après le début des symptômes neurologiques ont montré une neuropathie axonale sévère progressive essentiellement motrice, avec des signes débutants de dénervation (muscle vaste latéral droit).
Figure 2: Représentation graphique de l’évolution de la natrémie (à gauche) et des douleurs abdominales et de la tétraparésie (à droite), ainsi que des mesures initiées. Les douleurs sont définies sur une échelle visuelle analogique (EVA; 0 = pas de douleur et 10 = douleur maximale imaginable). Pour la tétraparésie, le niveau de force est utilisé (5 = force normale et 0 = pas d’activité musculaire). Cela vaut pour les groupes musculaires de la cuisse et du bras.
Après trois semaines d’hospitalisation, la patiente a été transférée en rééducation au Centre suisse des paraplégiques, où une amélioration très lente mais constante des déficits neurologiques a été constatée: deux mois plus tard, la patiente était alimentée exclusivement par voie orale et quatre mois plus tard, la patiente a été décanulée après le sevrage respiratoire. Grâce à un entraînement intensif, la patiente était mobile lors de sa sortie de rééducation (env. 10 mois après la survenue des symptômes): pour les courtes distances, elle pouvait se déplacer au moyen de cannes et pour les plus longues distances, elle utilisait un fauteuil roulant manuel. Dix-huit mois après la pose du diagnostic, la patiente pouvait à nouveau marcher sans aides et avait recouvert sa capacité de travail à 60%.

Discussion

Ce cas illustre parfaitement les retards récurrents qui se produisent dans la pose du diagnostic initial de porphyrie aiguë: la patiente avait fait l’objet de plusieurs examens gastro-entérologiques (y compris endoscopies), sans que le simple test urinaire de recherche d’une porphyrie (détermination quantitative du porphobilinogène durant une phase symptomatique) n’ait été prescrit. Elle s’est présentée plusieurs fois au service des urgences avec des symptômes évocateurs de porphyrie et là encore, un examen correspondant n’a pas été réalisé. Lors de l’admission stationnaire, la coloration rouge de l’urine a été interprétée comme un signe d’infection urinaire (hémorragique). Lorsque l’hyponatrémie s’est ajoutée, complétant ainsi la triade particulièrement typique de la porphyrie associant douleurs abdominales sévères, urine rouge et hyponatrémie, il a certes été songé à une crise de porphyrie aiguë, mais l’analyse urinaire de recherche d’une porphyrie n’a pas été assurée durant les fêtes de fin d’année, alors qu’elle aurait pu l’être en prenant contact avec le réseau de porphyrie de l’hôpital Triemli et en y acheminant en urgence l’échantillon urinaire. Cette présentation de cas a pour objectif de rappeler que la porphyrie est une maladie rare et grave, et d’expliquer les mesures à prendre pour la pose du diagnostic.
Les porphyries sont des troubles métaboliques; chacune implique un défaut dans une des huit enzymes de la voie de biosynthèse de l’hème et entraîne une accumulation de précurseurs de l’hème ayant une toxicité tissulaire (porphyrines et précurseurs des porphyrines) [2]. L’hème est un composant essentiel de l’hémoglobine, de la myoglobine et des cytochromes P450. La distinction est faite entre les porphyries aiguës (hépatiques aiguës) et les porphyries non aiguës. Les porphyries aiguës se caractérisent par des crises de douleurs abdominales provoquées par des facteurs déclencheurs, tandis que les porphyries non aiguës entraînent exclusivement des manifestations cutanées déclenchées par la lumière.
Les porphyries aiguës englobent trois maladies de transmission autosomique dominante: la porphyrie aiguë intermittente, la porphyrie variegata et la coproporphyrie héréditaire; s’y ajoute encore la très rare porphyrie de Doss de transmission autosomique récessive.
Chez notre patiente, les analyses biochimiques ont permis de diagnostiquer une porphyrie aiguë intermittente (mutation c.673 C>T dans le gène HMBS). Un test génétique est uniquement nécessaire lorsque, en raison de cette maladie autosomique dominante, une enquête familiale doit être réalisée; cette dernière est d’une manière générale recommandée pour la prévention chez les apparentés de patients atteints de porphyrie aiguë. La prévalence de la porphyrie aiguë intermittente symptomatique est de 0,5–1/100 000 [3]. Etant donné qu’une mutation fondatrice (p.W283X) a pu être mise en évidence en Suisse, cette maladie survient à une fréquence accrue en Suisse [4].
Les crises aiguës peuvent être déclenchées par de nombreux médicaments, par l’alcool, par la limitation des apports en glucides, par la phase prémenstruelle, par un stress psychique ou physique, ou par des infections (tab. 1).
Tableau 1: Déclencheurs de crises en cas de porphyries aiguës.
Médicaments porphyrinogènes (attention: le Compendium suisse des médicaments n’est pas fiable à ce sujet)
Hormones sexuelles, phase prémenstruelle
Diminution des apports en glucides
Infections
Alcool
Stress (émotionnel)
Les crises sont souvent auto-limitantes et régressent fréquemment en l’espace de deux semaines. Environ 5% des personnes touchées (majoritairement des femmes) ont des crises récurrentes (≥4 crises par an). Les complications à long terme englobent l’insuffisance rénale chronique, l’hypertension artérielle et un risque nettement augmenté de carcinome hépatocellulaire [3–5].
Les porphyries aiguës se caractérisent par des symptômes aigus et par des symptômes chroniques persistants consécutifs à des crises récidivantes fréquentes, en raison des effets toxiques de l’accumulation des précurseurs de la porphyrine sur le système nerveux autonome, périphérique et central. Les symptômes les plus fréquents et qui surviennent tôt dans la maladie sont les symptômes neuroviscéraux, qui sont dus à une atteinte du système nerveux autonome et englobent des douleurs abdominales sévères de type coliques, des nausées, des vomissements, une constipation, une hypertension et une tachycardie. L’urine rouge-brune qui est fréquemment constatée aide pour la pose du diagnostic. L’hyponatrémie, qui est très caractéristique, survient souvent uniquement plus tard, comme cela a été le cas chez notre patiente. Encore plus tard, il se produit un endommagement du système nerveux périphérique, avec des troubles moteurs et sensitifs [1], souvent associés à des douleurs généralisées. L’endommagement du système nerveux central se manifeste par des altérations psychiques variables, des troubles de la conscience et des crises épileptiques.
Le porphobilinogène urinaire (un précurseur de la porphyrine), qui est un test de dépistage de première ligne très sensible et spécifique, est toujours significativement augmenté durant une crise de porphyrie aiguë (une élévation >5 fois est diagnostique, tab. 2) [2].
Tableau 2: Porphyrie aiguë.
SymptômesSymptômes neuroviscéraux: fortes douleurs abdominales de type coliques, nausées/vomissements, souvent constipation, rarement diarrhée surtout initialement
Hypertension, tachycardie
Hyponatrémie
Atteinte neurologique:
– Troubles moteurs (neuropathie axonale, parésie atrophique)
– Troubles sensitifs (douleurs neuropathiques, polyneuropathies)
– Altérations psychiques, troubles de la conscience
– Crises épileptiques
DiagnosticPhase aiguë: détermination quantitative du porphobilinogène dans un échantillon ponctuel d’urine protégé de la lumière (norme: <1,25 μmol/mmol de créatinine)
– Valeur augmentée de >5 fois: diagnostic de crise de porphyrie aiguë
– Valeur normale: crise de porphyrie aiguë exclue
Une évaluation est également possible durant la phase de latence dans un centre spécialisé de la porphyrie
En cas de crise de porphyrie aiguë, tous les facteurs de provocation identifiés doivent immédiatement être supprimés; en particulier les médicaments devraient être vérifiés et si nécessaire être remplacés par des alternatives tolérées en cas de porphyrie (pour des informations supplémentaires: contacter le réseau de porphyrie de l’hôpital Triemli ou consulter www.porphyria.org ou www.drugs-porphyria.org). Par ailleurs, un apport suffisant en glucides, éventuellement complété par une administration parentérale de glucose (au total, env. 150–300 g/jour), est recommandé. Si nécessaire, la crise aiguë peut être traitée spécifiquement par une perfusion intraveineuse lente d’hème arginate (3–4 mg/kg de poids corporel/jour, reconstitué dans de l’albumine humaine) dans une grande veine. L’indication thérapeutique et la durée dépendent des manifestations cliniques et de l’évolution de la maladie, sachant que des symptômes neurologiques constituent une indication impérative à l’administration d’hème arginate. A la fois l’hème arginate et le glucose inhibent la première enzyme cinétiquement déterminante de la biosynthèse de l’hème dans le foie et réduisent ainsi l’accumulation des produits métaboliques toxiques. Les perfusions de glucose ne devraient être utilisées que sous contrôle des électrolytes en cas d’hyponatrémie.
Concernant la neuropathie axonale, seul un très lent rétablissement sur plusieurs mois peut être espéré. En cas de pose tardive du diagnostic et d’atteinte neuronale avancée, ce rétablissement peut être incomplet et des parésies atrophiques et polyneuropathies sensitives peuvent persister. A plus long terme, la prévention des crises ultérieures est déterminante pour le pronostic global des porphyries aiguës.

L’essentiel pour la pratique

• Les «red flags» décrits ici (douleurs abdominales aiguës sévères, hyponatrémie et urine rouge), en particulier lorsqu’ils font suite à plusieurs années d’errance dans le diagnostic de douleurs abdominales récidivantes ou qu’ils s’accompagnent de symptômes concordants (nausées, vomissements, constipation, hypertension, tachycardie), doivent immédiatement amener à rechercher une porphyrie aiguë au moyen d’une analyse urinaire de détermination quantitative du porphobilinogène dans un échantillon ponctuel d’urine protégé de la lumière.
• De même, les facteurs de provocation de crises de porphyrie aiguë doivent immédiatement être évités et, en fonction des manifestations cliniques (particulièrement si des déficits neurologiques sont déjà présents), un traitement spécifique par hème arginate doit être administré.
AEM est l’investigateur principal de l’étude Explore Partie B de Alnylam®. Les auteurs n’ont pas déclaré des obligations financières ou personnelles en rapport avec l’article soumis.
Dr (I) Alessia Proietti
Departement für
Innere Medizin
Kantonspital Baden
Im Ergel 1
CH-5404 Baden
alessia.proietti[at]ksb.ch
1 Albers JW, Fink JK. Porphyric neuropathy. Muscle Nerve. 2004;30(4):410–22.
2 Minder AE, Barman-Aksozen J, Zulewski H, Schneider-Yin X, Minder EI. Porphyria – when to think about how to clarify and treat? Ther Umsch. 2018;75(4):225–33.
3 Elder G, Harper P, Badminton M, Sandberg S, Deybach JC. The incidence of inherited porphyrias in Europe. J Inherit Metab Dis. 2013;10.1007/s10545-012-9544-4.
4 Schneider-Yin X, Harms J, Minder EI. Porphyria in Switzerland, 15 years experience. Swiss Med Wkly. 2009;139(13–14):198–206.
5 Stölzel U, Doss MO, Schuppan D. Clinical guide and uptade on porphyrias. Gastroenterology. 2019;157(2):365–381.e4.