Des reins sous pression
Insuffisance rénale sévère et ­hypertension artérielle

Des reins sous pression

Was ist Ihre Diagnose?
Édition
2022/3334
DOI:
https://doi.org/10.4414/fms.2022.08895
Forum Med Suisse. 2022;22(3334):542-545

Affiliations
a Service de médecine interne, Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), Lausanne; b Service de néphrologie, CHUV, Lausanne; c Service d’immunologie, CHUV, Lausanne; d Service de pathologie clinique, CHUV, Lausanne; e Service de néphrologie, Hôpital Riviera-Châblais, Rennaz

Publié le 16.08.2022

Un patient de 45 ans, connu pour un phénomène de Raynaud et une hypertension artérielle non traitée depuis de nombreuses années, consulte aux urgences en raison d’une dyspnée nouvelle, avec une toux et un état subfébrile.

Présentation du cas

Un patient de 45 ans, connu pour un phénomène de Raynaud et une hypertension artérielle (HTA) non traitée depuis de nombreuses années, consulte aux urgences en raison d’une dyspnée nouvelle, avec une toux et un état subfébrile à 37,5 °C. Il rapporte également l’apparition depuis deux mois d’œdèmes, initialement des mains, puis des membres inférieurs. A l’examen clinique, on mesure une pression artérielle à 190/100 mm Hg, une fréquence cardiaque à 92 bpm et une saturation à 92% à l’air ambiant. Le patient est en bon état général, mais on observe des œdèmes des membres inférieurs ainsi qu’aux mains. L’auscultation cardio-pulmonaire révèle un souffle holosystolique 2/6 au foyer d’Erb et quelques râles crépitants bibasaux. Les résultats du laboratoire à l’admission (tab. 1) montrent une anémie normochrome normocytaire (hémoglobine 90 g/l), une thrombopénie (95 G/l), ainsi qu’une insuffisance rénale sévère (créatininémie 416 µmol/l) sans troubles électrolytiques associés. La fonction rénale antérieure n’est pas connue.
Tableau 1: Laboratoire à l’admission.
Formule ­sanguine ­complète↓ Hémoglobine 90 g/l (N: 133–177 g/l), MCV normal 88 fl
↓ Thrombocytes 95 G/l (N: 150–350 G/l)
↑ Leucocytes 12,5 G/l (polymorpho­nucléaires 78%, lymphocytes 10%)
Fonction rénale↑ Créatinine 416 µmol/l (N: 62–106 µmol/l)
CoagulationTP, INR et PTT normal
Autres résultatsTests hépatiques normaux
Radiographie de thorax sans particularité
ECG: rythme sinusal régulier à QRS fin sans signe d’ischémie
ECG: électrocardiogramme; INR: «International Normalized Ratio»; MCV: volume globulaire moyen; N: norme; TP: taux de prothrombine.
Des analyses complémentaires sont réalisées notamment pour bilanter l’anémie en présence d’une thrombopénie et d’une insuffisance rénale possiblement aiguë (tab. 2).
Tableau 2: Analyses complémentaires.
Bilan hémolytiqueBilirubine totale 28 µmol/l (N: 0–21 µmol/l), bilirubine indirecte 17 µmol/l
LDH 779 U/l (N: <225 U/l)
Haptoglobine <0,1 g/l (N: 0;75–2,0 g/l)
Réticulocytes 42‰ (N: 5–15‰)
Test de Coombs direct négatif
Schistocytes 50‰
Spot et sédiment urinaireFraction excrétion sodium3,1%
Protéinurie 0,5 g/24 h
Discrète hématurie microscopique
SérologieHIV, HBV et HCV négatifs
Autres résultatsImmunosoustraction: pas de gamma­pathie monoclonale.
Ultrason abdominal: pas d’obstacle des voies urinaires, pas d’organomégalie.
HBV/HCV: virus de l‘hépatite B/C; HIV: virus de l‘immunodéficience humaine; LDH: lactate déshydrogénase; N: norme.

Question 1: Quelle hypothèse diagnostique est la plus probable au vu de ces résultats?

a) Coagulation intravasculaire disséminée (CIVD)
b) Thrombopénie immune primaire (TIP)
c) Processus oncologique
d) Cirrhose
e) Micro-angiopathie thrombotique (MAT)
La MAT est l’étiologie la plus probable au vu de la coexistence de l’anémie hémolytique non immune, de la thrombopénie et de l’atteinte rénale d’origine organique.
Au vu de paramètres de la coagulation dans la norme, une CIVD est peu probable. Une TIP serait à évoquer dans le cadre d’une thrombopénie isolée, ce qui n’est pas le cas de ce patient qui présente également une anémie. La bi-cytopénie pourrait être attribuée à un contexte cirrhotique; toutefois l’anamnèse, les sérologies et l’ultrason abdominal sont en défaveur de cette hypothèse. Les examens paracliniques ne montrent pas non plus d’arguments pour un processus oncologique.
En résumé, ce patient présente des œdèmes des membres inférieurs et des mains, une HTA, une insuffisance rénale sévère de temporalité inconnue, probablement à composante aiguë (le cas échéant de grade KDIGO1 III) d’origine organique et des anomalies biologiques remplissant les critères d’une MAT.

Question 2: Qu’est ce qui n’est pas indiqué à ce stade?

a) Introduction d’antihypertenseurs
b) Dialyse
c) Échocardiographie
d) Examen du fond d’œil
e) Ponction-biopsie rénale
En dépit de la sévérité de l’insuffisance rénale, ce patient ne présente pas de critères de dialyse en urgence (hypervolémie réfractaire, hyperkaliémie ou troubles acido-basiques sévères réfractaires, syndrome urémique clinique).
A ce stade, la première mesure entreprise est le contrôle de la pression artérielle par un inhibiteur de l’enzyme de conversion (IEC; lisinopril p.ex.) et un traitement diurétique. Il existe en effet une rétention hydro-sodée qui altère l’efficacité des vasodilatateurs. Ce traitement ne permettant pas d’obtenir des pressions artérielles satisfaisantes (cible environ 135–150/80–90 mm Hg), un antagoniste des canaux calciques (amlodipine) est ajouté.
Le bilan est complété par une échocardiographie. Le ventricule gauche est hypertrophié, avec une fraction d’éjection conservée (FEVG 60%). Il n’y a pas de valvulopathie significative ni de signes indirects d’hypertension pulmonaire. Une cause cardiaque aux œdèmes est donc très peu probable. Un examen du fond d’œil montre une rétinopathie hypertensive de grade III, pouvant évoquer une HTA maligne.
Afin de caractériser l’étiologie de l’insuffisance rénale, une ponction-biopsie de rein (PBR) est effectuée. Celle-ci montre des lésions vasculaires sévères touchant les petites artères et les artérioles (fig. 1).
Figure 1: Ponction-biopsie de rein (coloration FAOG, 400×): Nécrose fibrinoïde transpariétale artériolaire correspondant à une lésion fraiche (flèche) et lésion en bulbe d’oignon correspondant à une lésion chronique (étoile).
Au niveau des glomérules, on retrouve ces mêmes lésions au niveau des artérioles afférentes (fig. 2A) qui s’étendent au sein du flocculus (fig. 2B).
Figure 2: Ponction-biopsie de rein, niveau glomérulaire ­(coloration FAOG, 400×): Lésions sous la forme de thrombi capillaire et oedème endothélial et mésangial formant une mésangiolyse (étoile); artériole afférente (A), flocculus (B).
Les artères présentent des lésions témoignant d’une HTA chronique (fig. 3).
Figure 3: Coupe d’une artère (coloration VGEL, 200×): Lamellation de la couche élastique interne avec une endofibrose.
Cette histologie est donc compatible avec une MAT fraîche et chronique, dont l’étiologie reste à ­déterminer.

Question 3: Quelle est l’étiologie possible à ce tableau clinique et pathologique?

a) Purpura thrombotique thrombocytopénique (PTT)
b) Syndrome hémolytique urémique (SHU)
c) Hypertension artérielle maligne
d) Connectivite
e) Toutes les réponses
En principe, tous les diagnostics mentionnés ci-dessus peuvent être associés à des lésions de MAT.
Une MAT primaire (SHU médié par le complément vs PTT) est redoutée et doit être recherchée activement, tout comme les causes secondaires (infection, néoplasie, médicaments).
Un dosage de l’activité ADAMTS-13 indique une valeur largement supérieure à 10% ce qui exclut un PTT et la recherche de Shiga toxine revient négative ce qui permet d’écarter un SHU typique (ou associé aux toxines «Shiga-like»). Ces derniers résultats font suspecter un SHU médié par le complément (ou atypique, SHUa). Toutefois, le diagnostic différentiel reste ouvert avec une HTA maligne (fond d’œil montrant une rétinopathie hypertensive de grade III) ou une connectivite (phénomène de Raynaud). Dans ce contexte, un bilan immunologique est demandé.

Question 4: Entre temps, quel est le traitement le plus approprié, à ce stade?

a) Eculizumab (anti-C5)
b) Corticostéroïdes
c) Rituximab (anti-CD20)
d) Plasmaphérèse
e) Splénectomie
Avec les échanges plasmatiques et les corticostéroïdes (voire la splénectomie), le rituximab appartient aux traitements du PTT (diagnostic non retenu) et n’est indiqué que dans de rares cas de SHUa (présence d’un anticorps anti-H). Si l’échange plasmatique a longtemps été une des pierres angulaires de la prise en charge du SHU médié par le complément, c’est l’éculizumab [2] (inhibiteur du clivage de la fraction C5 et de la formation du complexe d’attaque membranaire) qui est devenu le traitement de premier choix. Pour cette raison, au vu de la forte suspicion clinique de SHUa et dans l’attente des résultats du bilan immunologique, le patient reçoit un traitement d’éculizumab.
Les résultats du bilan immunologique (tab. 3) montrent des anticorps anti-nucléaires augmentés.
Tableau 3: Bilan immunologique.
Auto-immunité↑ Anticorps antinucléaires (ANA): 1280, aspect moucheté (N: <160)
Anti-dsDNA négatif 1,0 kU/l (N: <20 kU/l)
Dépistage anticorps anti-ribonucléo­protéines (ENA): 4,2 (N: <20 CU)
C3: 1,03 g/l (N: 0,8–1,54 g/l)
C4: 0,17 g/l (N: 0,1–0,4 g/l)
Anti-Scl70: négatif
Facteur rhumatoïde: négatif
Ainsi, suite à ces résultats, l’existence chez ce patient de lésions vasculaires chroniques à la PBR plutôt marquées pour l’âge du patient et des lésions de rétinopathie hypertensive de grade III orientent vers une HTA maligne (contexte d’HTA ancienne non traitée) ou une connectivite. L’éventualité de cette dernière, sous la forme d’une crise rénale sclérodermique (CRS), est renforcée par l’existence d’un phénomène de Raynaud, de discrètes lésions péri-unguéales et les œdèmes des mains. Ceci confirme l’indication à l’introduction aussi précoce que possible d’un IEC et son titrage à posologie maximale.
Sur avis immunologique, un immunodot pour les anticorps rares associés à la sclérodermie est demandé. Celui-ci se révèle positif pour les anticorps anti-RNA polymérase III. Une capillaroscopie met en évidence des méga-capillaires, quelques hémorragies péri-unguéales et l’examen clinique précise une sclérose des doigts au niveau des mains et des pieds. Un avis dermatologique ultérieur confirme également le diagnostic de sclérodermie, qui est finalement retenu.

Question 5: Quel examen complémentaire n’est pas nécessaire?

a) Fonctions pulmonaires complètes
b) PET-CT corps entier
c) Oeso-gastro-duodénoscopie (OGD)
d) Dosage de l’antigène prostatique spécifique (PSA)
e) Transit oesophagien
La sclérodermie peut être associée à diverses pathologies telles que des néoplasies, c’est pourquoi un PET-CT (tomographie par émission de positons couplée à la tomodensitométrie) et un dosage du PSA sont effectués. Ces examens sont, dans le cas de ce patient, négatifs.
D’autres complications, certaines redoutables, sont associées à la sclérodermie: les ectasies vasculaires antrales gastriques (GAVE), une fibrose pulmonaire ou une œsophagite de reflux. Afin d’évaluer ces potentielles atteintes, des fonctions pulmonaires et une OGD sont recommandées. Toutefois, en l’absence de symptomatologie, l’exploration fonctionnelle du tractus œsophagien n’est pas indiquée à ce stade.
Par la suite, la fonction rénale du patient se péjore initialement, jusqu’à des valeurs de créatininémie à 745 µmol/l pour ensuite s’améliorer lentement et se stabiliser à des valeurs aux alentours de 620 µmol/l. L’évolution à 10 mois est favorable avec une créatininémie à 210 µmol/l et une protéinurie nulle.

Discussion

La sclérodermie systémique (SSc) est une maladie auto-immune du tissu conjonctif affectant la peau et le tissu sous-cutané, les vaisseaux sanguins et les organes internes tels que les poumons, le tube digestif, le coeur et les reins. La physiopathologie comprend une probable dysfonction immune précoce et des interactions complexes entre cellules et matrice extracellulaire impliquant diverses cytokines, anticorps et le système du complément [2]. Il en résulte une production excessive de matrice extracellulaire, des lésions vasculaires et une activation immunitaire (fig. 4).
Figure 4: Des micro-thromboses ou la prolifération du stroma des vaisseaux rénaux conduisent à une diminution de la perfusion rénale, ce qui occasionne une hyperplasie secondaire de l’appareil juxtaglomérulaire aboutissant à une hypersécrétion de rénine et par conséquent des taux d’angiotensine I et II (d’après [3]).
La CRS est une complication qui survient chez 3–20% des patients avec SSc [4–7]. Elle touche plus souvent les femmes dans les premières années (< 3-5 ans) de la SSc. Elle se caractérise par une HTA dite « accélérée » et une insuffisance rénale aiguë parfois très rapidement évolutive. Il existe des formes normotensives. Les symptômes (céphalées, troubles visuels, asthénie voire des convulsions) sont en rapport avec la sévérité de l’hypertension et les occlusions micro-vasculaires [1–2]. Une MAT est identifiée dans 40–50% des cas. Une protéinurie modérée et une hématurie sont facultatives. Les anticorps anti-RNA polymérase III, retrouvés dans 25% des cas de SSc, sont particulièrement associés au développement d’une CRS [8].
Le traitement consiste avant tout en l’introduction d’un IEC. Au besoin, d’autres molécules peuvent être introduites. Dans la moitié des cas de CRS néanmoins, l’insuffisance rénale évolue jusqu’à la nécessité de dialyse [4–6.]
Concernant le pronostic, selon la littérature, 36–38% des malades récupèrent sans dialyse, 23% nécessitent une dialyse temporaire et 39–41% évoluent de manière défavorable (dialyse permanente ou décès) [4, 5]. Un sexe masculin, un âge >55 ans, une créatinine initiale >260 µmol/l et des stigmates de MAT sont des facteurs de mauvais pronostic 4, 5, 8]. La récidive est rare. La transplantation rénale peut également être envisagée chez les patients ayant besoin de dialyse depuis plus de deux ans [4, 5, 8].

Conclusion

Ce patient s’est donc présenté avec une CRS inaugurale et très peu de signes cutanés pouvant indiquer une SSc. La présentation clinique avec une HTA brutale, une insuffisance rénale aiguë et des stigmates de MAT doit faire rechercher cette étiologie, puisqu’un traitement précoce par IEC est crucial pour optimiser les chances de conserver la fonction rénale.

Réponses:


Question 1: e. Question 2: b. Question 3: e. Question 4: a. ­Question 5: e.
Les auteurs ont déclaré ne pas avoir de conflits d’intérêts potentiels.
Alicia Cancela Costa,
médecin diplômée
Service de médecine interne
Centre hospitalier
universitaire vaudois
Rue du Bugnon 46
CH-1011 Lausanne
alicia.cancela-costa[at]
chuv.ch
1 Niaudet P, Gillion Boyer O. Complement-mediated hemolytic uremic syndrome in children. UpToDate Inc. https://www.uptodate.com/contents/complement-mediated-hemolytic-uremic-syndrome-in-children.
2 Hua-Huy T, Dinh-Xuan AT. Cellular and molecular mechanisms in the pathophysiology of systemic sclerosis. Pathol Biol (Paris). 2015;63(2):61–8.
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4 Penn H, Howie AJ, Kingdon EJ, Bunn CC, Stratton RJ, Black CM, et al. Scleroderma renal crisis: patient characteristics and long-term outcomes. QJM. 2007;100(8):485–94.
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6 Zuber JP, Chizzolini C, Leimgruber A, Bart PA, Spertini F. Mécanismes pathogéniques de la sclérodermie et leurs conséquences thérapeutiques. 2e partie: traitement. Rev Med Suisse 2006;2(62):1058, 1060–6.
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