Le «moustique tueur» de Majorque
Leishmaniose en Europe

Le «moustique tueur» de Majorque

Editorial
Édition
2022/2930
DOI:
https://doi.org/10.4414/fms.2022.08926
Forum Med Suisse. 2022;22(2930):470-471

Affiliations
a Praxis für Tropen- und Reisemedizin am Bellevue, Zürich; b Schweizerische Tropen- und Public Health-Institut, Basel

Publié le 19.07.2022

Leishmaniose en Europe

Dans le cas «Pancytopénie et insuffisance rénale aiguë» de Greiner et al., présenté dans le numéro actuel du Forum Médical Suisse [1], une leishmaniose viscérale est décrite chez un patient atteint d’une maladie due au virus de l’immunodéficience humaine (VIH) traitée, qui n’avait pas voyagé en dehors de l’Europe. Il peut paraître surprenant qu’une maladie aussi exotique soit considérée comme endémique dans l’espace culturel européen et la zone climatique européenne. Déjà en 1999, les médias annonçaient qu’il existait dans le bassin méditerranéen des moustiques capables de transmettre une maladie potentiellement mortelle, et le titre «Le moustique tueur de Majorque» avait fait le tour du monde [2]. Toutefois, des cas de leishmaniose autochtone ont également été décrits à plusieurs reprises. Le cas le plus connu est celui d’un enfant de 15 mois d’Aix-la-Chapelle, enAllemagne, en 1997 [3]. Les moustiques vecteurs, les phlébotomes, sont de plus en plus présents au nord des Alpes. Il serait cependant réducteur d’attribuer cette propagation dans le nord au seul changement climatique.
Il y a plus de 60 ans, des phlébotomes ont déjà été trouvés en Suisse à Bremgarten et Neuchâtel [4], puis à la fin du 20e siècle en Allemagne (Bade-Wurtemberg) [5]. Il s’agissait certes de représentants de l’espèce Phlebotomus mascittii non vecteurs de leishmanies, mais leurs exigences environnementales sont les mêmes que celles des espèces vectrices. Ceci, ajouté au fait que la leishmaniose est également présente dans les régions d’Asie centrale qui se situent dans la même ceinture climatique froide-tempérée que les régions au nord des Alpes, laisse supposer que le réchauffement climatique n’est pas le facteur déterminant de la propagation du moustique et des leishmanies. Cette propagation s’explique beaucoup plus probablement par l’augmentation des voyages depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ainsi que par le transport de chiens qui, en tant que canins, étaient déjà présumés porteurs de leishmanies à l’époque préhistorique. La proximité du chien avec l’homme entraîne un risque élevé de transmission, à la fois directement par les ulcères infectés de la leishmaniose cutanée et indirectement par le statut de porteur, qui sert de source de nourriture ou de sang au même vecteur, le phlébotome.
Un autre facteur possible de l’augmentation de la densité des moustiques a été la fin de l’utilisation à grande échelle d’insecticides (comme le dichlorodiphényltrichloroéthane [DDT]) dans le bassin méditerranéen dans le cadre des mesures d’éradication du paludisme jusque dans les années 1960. De plus, le transport de marchandises comme les légumes et les fruits en provenance des régions méditerranéennes a augmenté, avec les moustiques comme «passagers clandestins». Ce type de mondialisation ou d’«européanisation» contribue probablement davantage à l’importation des moustiques et des parasites que le réchauffement, qui est (encore) insignifiant pour les phlébotomes.
Un «nouveau» facteur humain expliquant la présence persistante de leishmanies pourrait également être les personnes infectées par le VIH. Des études menées dans le bassin méditerranéen ont montré que le taux de personnes séropositives pour le VIH qui sont infectées de manière asymptomatique par des leishmanies est nettement plus élevé que celui des donneurs de sang sains [6]. On peut en déduire indirectement que les personnes infectées par le VIH pourraient constituer un réservoir. Le problème du traitement de la leishmaniose chez les personnes atteintes du VIH, également décrit dans le cas présent, est établi. D’une part, le traitement est souvent rendu difficile par les circonstances concomitantes, telles que le diagnostic tardif ou les interactions médicamenteuses, et d’autre part, le traitement ne semble pas aboutir à l’éradication. Il faut le plus souvent envisager une prophylaxie secondaire à vie de la leishmaniose, et ce malgré un traitement suffisant de la maladie à VIH avec un nombre de cellules CD4 supérieur à 200 cellules/μl.
Dans les régions non endémiques, une densité parasitaire accrue ou une présence prolongée de parasites chez les personnes infectées représentent un risque mineur pour l’environnement. Le problème est bien plus important dans les zones endémiques, notamment au Brésil, où l’on observe d’une part un taux élevé de personnes atteintes du VIH – parfois avec des soins non optimaux – et d’autre part une densité plus élevée de phlébotomes infectés dans de grandes parties du pays. Il est possible qu’à l’avenir, une vaccination puisse également atténuer le problème. Actuellement, plus de 100 candidats vaccinaux ou approches vaccinales sont certes connus [7], mais le développement d’approches vaccinales contre les protozoaires en général et les leishmanies en particulier implique d’autres exigences que celles contre des cibles relativement simples comme les protéines spike ou d’autres antigènes de surface. Les vaccins contre la leishmaniose actuellement disponibles ne constituent malheureusement pas une option chez les êtres humains. L’accélération de la recherche en lien avec le virus du SARS-CoV-2 pourrait toutefois permettre de trouver de meilleurs moyens de vacciner contre la leishmaniose. En attendant, le sage conseil de ne pas se faire piquer reste valable. Dans le cas des phlébotomes, cela serait en théorie relativement facile à réaliser en maintenant une distance de plus d’un mètre avec le sol.
En tant que médecins (y compris ceux des régions endémiques), nous n’aurons donc probablement pas de meilleures options à l’avenir que de penser davantage à la leishmaniose comme diagnostic différentiel – et pas seulement chez les personnes atteintes du VIH. Avant tout la pancytopénie, qui ne conduit au diagnostic correct qu’après un examen oncologique chez certaines personnes infectées par la leishmaniose, est un signe important, accompagné d’autres symptômes organiques comme la splénomégalie, l’hépatomégalie/hépatite ou encore l’atteinte rénale également décrite dans ce cas. Sachant en outre que les zones endémiques se trouvent à notre porte, il devrait être possible de procéder rapidement à une évaluation diagnostique en concertation avec un professionnel spécialisé dans ce domaine. En effet, avec les méthodes sérologiques et moléculaires actuelles, nous disposons d’excellentes possibilités établies pour un diagnostic précis.
L’auteur a déclaré avoir reçu des honoraires pour des cours de formation continue AGFAM destinés aux pharmaciens (sur le thème des vaccinations).
Dr méd. Bernhard R. Beck
Praxis für Tropen- und Reisemedizin am Bellevue
Rämistrasse 3
CH-8001 Zürich
beck[at]tropdoc.ch
1 Greiner M, Treichler G, Morel C, Camenzind D, Neumayr A, Blum J, Beer JH. Pancytopénie et insuffisance rénale aiguë. Forum Med Suisse. 2022;22(29–30):487–490.
2 Kuntzsch V, Bertram M. Mallorca und die Medien. Schriftliche Hausarbeit an der Hochschule der Künste Berlin. Hamburg: Diplomarbeiten Agentur; 2000.
3 Bogdan C, Schönian G, Bañuls AL, Hide M, Pratlong F, Lorenz E, et al. Visceral leishmaniasis in a German child who had never entered a known endemic area: case report and review of the literature. Clin Infect Dis. 2001;32(2):302–6.
4 Gaschen H. Présence de Phlebotomus mascittii Grassi 1908 dans le canton de Vaud. Mitt Schweiz Entomol Ges. 1956a;29:223–5.
5 Naucke TJ, Pesson B. Presence of Phlebotomus (Transphlebotomus) mascittii Grassi, 1908 (Diptera: Psychodidae) in Germany. Parasitol Res. 2000;86(4):335–6. 
6 Colomba C, Saporito L, Vitale F, Reale S, Vitale G, Casuccio A, et al. Cryptic Leishmania infantum infection in Italian HIV infected patients. BMC Infect Dis. 2009;9:199
7 Zutshi S, Kumar S, Chauhan P, Bansode Y, Nair A, Roy S, et al. Anti-leishmanial vaccines: Assumptions, approaches, and annulments. Vaccines (Basel). 2019;7(4):156.