Quel est le lien entre les maladies rares de la peau et notre pratique quotidienne?
Highlight: Dermatologie et vénéréologie

Quel est le lien entre les maladies rares de la peau et notre pratique quotidienne?

Medizinische Schlaglichter
Édition
2023/12
DOI:
https://doi.org/10.4414/fms.2023.09271
Forum Med Suisse. 2023;23(12):978-979

Affiliations
Service de dermatologie, Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), Lausanne

Publié le 22.03.2023

Les dermatoses rares mono- et polygéniques, avec plus de 1000 entités, constituent un groupe de maladies important, qui est devenu un axe de recherche majeur en dermatologie au cours des vingt dernières années.

Contexte

Les maladies rares sont intrinsèquement rares et elles sont définies en Suisse par une prévalence inférieure à 1:2000 [1]. En tant que groupe, elles peuvent toutefois affecter 6–8% de la population, et bien davantage dans des groupes ethniques isolés, comme dans les vallées alpines reculées. Elles touchent particulièrement souvent notre peau, dans quel cas elles stigmatisent et rendent malade non seulement par un trouble fonctionnel, mais aussi du simple fait de leur visibilité. Par conséquent, les dermatoses rares mono- et polygéniques, avec plus de 1000 entités, constituent un groupe de maladies important, qui est devenu un axe de recherche majeur en dermatologie au cours des vingt dernières années [2]. Plus de 70% des maladies rares sont dues à des défauts génétiques isolés [3, 4]. L’augmentation du nombre de publications et la création de consortiums (comme le premier projet Biomed2 Geneskin de l’UE, Orphanet ou l’actuel ERN Skin [European Reference Network on Rare and Undiagnosed Skin Disorders]) en vue de rassembler des collectifs de patientes et patients suffisants pour les études sur les maladies rares en sont la preuve [4]. Ces efforts ont débouché sur l’organisation du premier Congrès mondial des maladies rares de la peau, qui s’est tenu à Paris en juin 2022 [2].

Raisons de cette évolution

Premièrement, les maladies rares, monogéniques et polygéniques, ont contribué à l’identification de facteurs et de voies clés dans la biologie de la peau, et donc à de nouvelles approches thérapeutiques [2]. Ainsi, l’analyse moléculaire de l’encéphalopathie allergique et son traitement anti-interleukine (IL)-4 [5] ont finalement conduit au succès du dupilumab dans le traitement de la dermatite atopique et de l’asthme, grâce auquel la sous-unité alpha du récepteur de l’IL-4, et donc l’IL-4 et l’IL-13, sont bloqués. De même, l’analyse moléculaire de l’amylose cutanée primitive localisée familiale [6] a fourni des informations capitales sur le rôle du récepteur de l’oncostatine et donc de l’IL-31 dans la pathogenèse du prurit, ce qui a finalement abouti à son traitement par le némolizumab, un anticorps bloquant le récepteur de l’IL-31 [7]. De tels nouveaux traitements innovants peuvent à leur tour être réutilisés pour le traitement de maladies rares. Ainsi, pour traiter le prurit rebelle, le némolizumab a récemment été utilisé dans le prurigo nodulaire [8] et le dupilumab dans l’épidermolyse bulleuse prurigineuse, qui est causée par des mutations récessives du gène codant pour le collagène 7 [9]. Ces deux approches entraînent une amélioration considérable de l’état de la peau et de la qualité de vie [2].
Deuxièmement, cette évolution est encore renforcée par la décomposition de diagnostics, tels que le psoriasis, en maladies pathogéniquement distinctes. Nous observons cette évolution de plus en plus souvent dans la médecine de précision personnalisée actuelle. Le psoriasis érythrodermique, le psoriasis pustuleux et le psoriasis vulgaire (en plaques) possèdent des profils immunopathogéniques différents impliquant l’interféron-alpha, l’IL-36 et l’IL-23 et nécessitent donc des approches thérapeutiques différentes [10]. Là aussi, des études génétiques, comme l’identification de mutations CARD14 dans la forme familiale rare du pityriasis rubra pilaire ou de variants du gène IL-36RN dans le syndrome DITRA («deficiency of interleukin-36 [thirtysix]-receptor-antagonist») et le psoriasis pustuleux, ont abouti au développement de l’anticorps anti-récepteur de l’IL-36 spésolimab [11]. Cet anticorps sera probablement bientôt utilisé dans les formes résistantes au traitement de la pustulose exanthématique aiguë généralisée (PEAG), une réaction cutanée médicamenteuse (toxidermie) se manifestant de manière exceptionnellement rapide en quelques jours [12].
Troisièmement, les progrès dans notre compréhension de l’étiopathogenèse de maladies rares ont entraîné des changements spectaculaires dans le traitement de ces maladies. Les génodermatoses causées par des mutations non-sens peuvent désormais être traitées par des principes actifs inducteurs de translecture tels que les aminoglycosides [2]. Cette stratégie a été utilisée avec succès dans le traitement de l’épidermolyse bulleuse, de la maladie de Hailey-Hailey, de la kératodermie palmo-plantaire et des maladies capillaires [13]. Les génodermatoses qui sont au contraire associées à des variants «gain de fonction» peuvent être traitées en bloquant les voies de signalisation activées. Ainsi, des kératoses invalidantes comme celles observées dans le très rare syndrome d’Olmsted peuvent être traitées en inhibant la transmission du signal via le sirolimus ou l’erlotinib [14, 15].
Quatrièmement, et cet aspect est peut-être encore plus important, l’étude pathogénique des génodermatoses rares peut avoir d’énormes répercussions sur le traitement de maladies fréquentes ou très graves [2, 16]. Le rôle central de la profilaggrine et d’une barrière cutanée perturbée dans la pathogenèse des atopies, de la «marche atopique», découvert grâce à l’identification de la cause de l’ichtyose vulgaire homozygote et hétérozygote, est un exemple indéniable de ce paradigme [2, 17]. Il souligne la grande importance du traitement de base relipidant dans la dermatite atopique et, plus généralement, dans tous les eczémas. La découverte des mutations PTCH et SUFU comme cause du carcinome basocellulaire naevoïde familial (syndrome de Gorlin), avec l’activation associée de Sonic Hedgehog (une protéine qui contrôle la morphogenèse pendant le développement embryonnaire), a finalement conduit au développement des analogues de la cyclopamine. Le vismodégib et le sonidégib sont aujourd’hui utilisés dans le traitement du carcinome basocellulaire métastatique ou inopérable [18].
Inversement, la recherche sur les maladies dermatologiques courantes a de plus en plus d’impact sur le traitement des maladies rares. La pachyonychie congénitale s’accompagne d’une kératodermie palmo-plantaire extrêmement douloureuse, due à la formation de lésions bulleuses sous les callosités. La toxine botulique s’est imposée comme le traitement de choix de l’hyperhidrose et est désormais aussi utilisée pour soulager les douleurs plantaires en cas de pachyonychie congénitale, en empêchant l’accumulation de liquide sous les callosités plantaires [2, 19]. De même, nous traitons aujourd’hui indirectement les réactions inflammatoires collatérales chez les personnes atteintes d’ichtyoses congénitales et d’autres génodermatoses, sur la base d’analyses par panels d’ARN de cytokines (par exemple NanostringTM), avec l’arsenal de plus en plus diversifié de médicaments biologiques [16, 20]. Enfin, la dermatologie occupe une position de chef de file dans la thérapie par cellules souches depuis près de 50 ans, avec les cultures de kératinocytes. Celles-ci sont aujourd’hui utilisées pour des greffes dans le traitement des plaies et sauvent des vies dans les centres de traitement des brûlés du monde entier [21, 22]. Toutefois, la thérapie par cellules souches se prête naturellement aussi aux thérapies géniques ex vivo. C’est ainsi qu’au cours de la dernière décennie, quelques manufactures respectant les «good manufacturing practices» (GMP) ont vu le jour, dans lesquelles des formes récessives potentiellement mortelles d’épidermolyse bulleuse jonctionnelle et dystrophique peuvent être corrigées par substitution virale, puis traitées au bloc opératoire [23]. Depuis peu, un changement de paradigme se dessine dans ce domaine, dans lequel des vecteurs dérivés d’herpèsvirus peuvent également être utilisés in vivo, c’est-à-dire par voie topique [24]. Si de tels vecteurs pouvaient être utilisés avec succès de manière générale pour les traitements locaux, cela équivaudrait à une révolution thérapeutique.

En résumé

Quel est le lien entre les maladies rares de la peau et notre pratique quotidienne? La citation de William Harvey mentionnée au début de cet article nous donne la réponse: L’analyse scientifique clinique et moléculaire des maladies rares nous donne la possibilité d’informer les cliniciennes et cliniciens et de fournir aux personnes malades ou à leurs familles des connaissances qui sont pleinement et directement pertinentes pour le traitement des maladies de la peau. Et ce, quelle que soit leur fréquence...
Prof. em. Dr méd. Daniel Hohl
Service de dermatologie, Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), Lausanne
L’auteur a déclaré ne pas avoir de conflits d’intérêts potentiels.
Prof. Dr méd. Daniel Hohl
Président de la SSDV
Generalsekretariat
Dalmazirain 11
CH-3005 Bern
Service de dermatologie
Centre hospitalier universitaire vaudois
Hôpital de Beaumont
Av. de Beaumont 29
CH-1011 Lausanne
1 Office fédéral de la santé publique (OFSP). Concept national maladies rares. Available from: https://www.bag.admin.ch/bag/fr/home/strategie-und-politik/politische-auftraege-und-aktionsplaene/nationales-konzept-seltene-krankheiten.html
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