Réactions émotionnelles chez les patients en traitement palliatif
Dépression, anxiété, deuil

Réactions émotionnelles chez les patients en traitement palliatif

Übersichtsartikel AIM
Édition
2017/49
DOI:
https://doi.org/10.4414/fms.2017.03138
Forum Med Suisse 2017;17(49):1087-1093

Affiliations
Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), Lausanne
a Service des soins palliatifs, b Faculté de biologie et médecine, c Département de psychiatrie

Publié le 06.12.2017

Parmi les multimorbidités, qu’il faut diagnostiquer et hiérarchiser, et dont les patients souffrent en soins palliatifs, les référentiels internationaux recommandent l’évaluation régulière et systématique des réactions «psychologiques» à la maladie grave; cela inclut la dépression, l’anxiété, le risque suicidaire, le délirium et les troubles cognitifs.
Cela concerne aussi la trajectoire de soins et l’environnement personnel du patient. Des questionnaires spécifiques et des entretiens semi structurés sont appropriés pour le faire. Néanmoins nous proposons d’offrir au patient, prioritairement, une écoute active et réflexive, un espace de parole pour, non seulement mesurer, mais aussi comprendre ses besoins ou ses désirs, ses préoccupations et ses émotions. Cela permet de développer la relation soignant-soigné et une alliance thérapeutique pour mieux accéder aux contenus qui sous-tendent le plus souvent les troubles anxio-dépressifs: les sentiments de perte de contrôle, de crainte de la séparation, de l’inconnu que représente la mort, et de sommairement devoir faire un «bilan de vie» pour lui donner du sens avant de disparaître.

Appréciation des troubles anxio-dépressifs en médecine palliative

Quelle que soit sa pathologie de base, un patient en soins palliatifs souffre en moyenne de plus de dix symptômes physiques et psychologiques simultanément.
C’est la raison pour laquelle, dans une perspective de standardisation des soins, des instruments structurés, validés, multidimensionnels, pour suivre l’effet et l’efficacité des interventions thérapeutiques, jouent un rôle de plus en plus essentiel en clinique.
Il s’agit en particulier de mesures de résultats rapportés par le patient («patient-reported outcome measures» [PROM]) qui saisissent sa perception de ses symptômes, de même que ses préoccupations psychologiques, sociales et spirituelles [4].
Un des plus régulièrement utilisé est l’«Edmonton Symptom Assessment System» (ESAS). L’ESAS, constitué de plusieurs Echelles Visuelles Analogiques, permet de mesurer l’intensité des symptômes les plus fréquemment rencontrés en oncologie et soins palliatifs, tels douleur, fatigue, dyspnée, nausées, perte d’appétit, somnolence, mais également dépression et anxiété [5].
Dans le même sens les référentiels internationaux de médecine palliative recommandent tous l’évaluation régulière des réactions psychologiques du malade et de ses proches à la pathologie grave; cela comprend non seulement la dépression, l’anxiété, le risque suicidaire, le dé­lirium et les troubles cognitifs, mais aussi le climat re­lationnel ou émotionnel dans lequel se déroulent les soins et l’environnement socio-affectif du patient [6].
La prévalence des troubles anxio-dépressifs est élevée en milieux palliatifs (chez 15 à 50% des personnes) particulièrement chez les patients cancéreux souffrant d’une maladie à un stade avancé (jusqu’à quatre fois la prévalence de la population générale) et aussi celle d’un risque suicidaire accru, à l’origine d’une demande fréquente de hâter la mort (par exemple, recours à Exit en Suisse romande). Pourtant seulement le quart d’entre eux répond vraiment aux critères d’un épisode dépressif majeur, selon le DSM 5 [7].
Il faut se rappeler en outre que les produits pharmacologiques couramment utilisés en cancérologie ou soins palliatifs, chimiothérapies, opioïdes, benzodiazépines, corticoïdes, peuvent produire des symptômes dépressifs [8].
Le diagnostic différentiel doit toujours se faire avec un délirium hypoactif, fréquent au stade palliatif avancé, où les troubles de la vigilance sont au 1er plan avec un ralentissement psychomoteur ou parfois même une léthargie [9].
Des questionnaires plus spécifiques pour les troubles anxio-dépressifs, pertinents en médecine palliative et d’usage aisé car comprenant un nombre réduit d’items, ont été retenus comme les «Brief Edinburgh Depression scale» (BEDS) ou «Hospital Anxiety and Depression scale» (HADS). Néanmoins le meilleur moyen de détection, ayant une grande spécificité, sensibilité ou valeur prédictive, est de poser la question: «Vous êtes-vous senti la plupart du temps abattu, déprimé ou sans ­espoir, durant ces deux dernières semaines?» [10].
Pour les maladies somatiques graves, il est habituel de remplacer, dans les échelles de dépression utilisées en psychiatrie, les symptômes de type somatique (fatigue, sommeil, concentration, appétit) par des items de ressentis comme l’envie de pleurer, de rester silencieux, le retrait relationnel, la dévalorisation, la culpabilité, l’apathie ou le pessimisme.
L’anxiété pour sa part se réfère à un souci excessif concernant des activités ou des événements à venir que ce soit à un niveau personnel ou lié aux soins.
L’anxiété est difficile à contrôler par le patient et est ­fréquemment associée à de l’agitation, fatigue, irritabilité, faible concentration, tension intérieure et troubles du sommeil.
Le lien entre la gravité de la dépression et l’intensité de l’anxiété et d’autres symptômes somatiques (comme fatigue et douleur) est souvent rapporté.
La prise en compte de la dépression en soins palliatifs doit ainsi s’intégrer dans une vision globale de la situation du patient, à améliorer. Il faut éviter de vouloir considérer les symptômes séparément (par exemple: la dépression, la douleur, la fatigue) mais plutôt retenir un tout de co-morbidités ou clusters comme «dépression/douleur/fatigue», «douleur / fatigue / fonctionnement émotionnel et cognitif» ou «dépression/nausée/anorexie», en se rappelant que ces co-morbitiés sont en étroites interaction et interdépendance entre elles.
On voit qu’il est important que les soignants soient sensibilisés à la reconnaissance et au traitement de la dépression et de l’anxiété qui constituent, associés à d’autres atteintes somatiques, des aspects importants de la qualité de vie des malades, en phase palliative.
Comme il existe dans la littérature une discordance importante entre le diagnostic posé lors d’un entretien psychiatrique/psychologique et l’évaluation clinique faite par les soignants, il est bien sûr indispensable de disposer d’instruments de dépistage simples et fiables, afin de pouvoir orienter le cas échéant vers un spécialiste les patients qui le nécessitent [10].
Tous les patients devraient être évalués à intervalles ­réguliers, lorsque l’indication clinique le requiert, spécialement lors des modifications d’un stade de la maladie, du traitement, ou de toute nouvelle fragilisation.

Souffrance psychologique en situation palliative

Le patient en situation palliative est une personne vivant une expérience de stress sévère et de deuil où la plupart des valeurs et certitudes construites au cours de sa vie sont mises à l’épreuve, notamment les relations socio-affectives et les figures d’attachement.
Il est clair qu’une approche seule de la dépression et de l’anxiété risque de réduire à des dimensions de diagnostics psychiatriques un phénomène de souffrance psychosociale multiforme qu’il convient parfois d’élargir afin de pouvoir le comprendre.
Les facteurs personnels et psycho-sociaux jouent en effet aussi un rôle important pour la qualité de vie du patient, ses relations interpersonnelles, ses comportements (adhésion aux soins, adaptation, conflits), ses attitudes, perception de la maladie et réactions ou inhibitions affectives.
L’élaboration de la question des limites, de la perte et du processus de deuil, dans leurs dimensions personnelles, culturelles et spirituelles est également importante.
Le traitement de ces signes de détresse et de leurs effets indésirables comprend bien sûr les approches pharmacologiques mais surtout les thérapies de soutien psychologique.
Le terme de détresse a été préféré dans certaines publications, surtout anglo-saxonnes, à celui des troubles psychiques en cancérologie et soins palliatifs [11]. Elle est décrite comme une expérience émotionnelle multifactorielle de nature psychologique (cognitive, comportementale et affective), sociale et spirituelle qui ­interfère avec la capacité de la personne à s’adapter adéquatement à sa maladie, ses symptômes et ses traitements. La détresse permet de mieux définir le continuum qui va des sentiments normaux de vulnérabilité, de tristesse et de crainte de l’aggravation physique jusqu’à une détresse beaucoup plus globale, une souffrance morale, qui correspondrait à la dépression, du ressort d’une intervention psychologique ou psychiatrique spécialisée.

Perspectives relationnelles ­patient-équipe-proches

Les barrières personnelles, subjectives, des professionnels, des malades et de leurs familles, les amenant à ­dénier l’importance des troubles anxio-dépressifs, sont bien connues.
Certains cliniciens pensent en effet que la dépression est un état naturel en soins palliatifs. Ressentir de la tristesse ou passer par un moment de déprime est une réaction naturelle face à de mauvaises nouvelles ou à une aggravation de son état physique, mais un épisode dépressif sévère, on l’a vu plus haut, peut aussi avoir une influence sur l’évolution de la maladie, la réponse aux traitements, avec un effet indéniable sur la qualité de vie.
Le manque de temps ou la crainte d’être intrusif viennent justifier de manière défensive le malaise du soignant à aborder des questions existentielles et à ­résister à de trop fortes émotions du patient.
Ce dernier peut lui aussi cacher son ressenti pour épargner ses proches et même soutenir l’équipe soignante par crainte d’être rejeté et de ne plus bénéficier des meilleurs soins.
La manière la plus nuancée d’aborder la détresse est d’offrir prioritairement au patient une écoute active et réflexive pour aborder et comprendre ses besoins ou ses désirs, ses préoccupations et ses craintes.
L’annonce d’un diagnostic de maladie grave, et les longs traitements qui s’en suivent, constituent une rupture existentielle qui mobilise, au début, toute la combativité et les espoirs de guérison de la personne. C’est souvent une étape d’alliance dans l’idéal du soin entre patient et équipe.
Le passage du curatif au palliatif est une énorme déception et un nouveau traumatisme. Le sujet est confronté soudainement à une réalité impitoyable qu’il mettra du temps à intégrer et à contenir, le possible de sa propre ­finitude et de sa mortalité.
La progression de la maladie va entrainer successivement d’autres pertes, parfois définitives (la confiance dans son corps, la mobilité, l’image de soi, son insertion socioprofessionnelle …) avec les sentiments ambivalents et dépressifs qui les accompagnent [12].
La personne va vivre une rupture de la permanence de soi et ne plus toujours se reconnaître, ni physiquement, ni dans ses repères et convictions habituels. Ce peut être aussi source d’une grande détresse; pour Van Lander c’est une véritable «crise identitaire» dont il s’agit [13].
Restaurer de la cohérence ou maintenir le sentiment d’être soi prend du temps et nécessite parfois le recours à l’aide d’un psychologue ou d’un psychiatre.
L’aggravation de la maladie va accroitre la dépendance du patient à l’égard de son entourage, parfois sous une forme régressive, qui n’est pas sans rappeler l’état de l’enfant avec sa mère. Cela peut réactiver d’anciennes expériences traumatiques entraînant d’autres difficultés, jusque dans la relation établie avec les soignants.
L’angoisse est récurrente; il est rassurant que le patient puisse en discuter régulièrement avec le médecin et les soignants et le cas échéant convenir de mesures pour éviter les situations trop anxiogènes. Par exemple, le passage plus fréquent d’une équipe médico-soignante investie est recommandé en cas de craintes abandonniques du malade de même que de pouvoir rappeler que l’on se préoccupe de lui, aussi quand on n’est pas à son chevet [13].
Dans ces situations de confrontation à la mort, certains concepts psychologiques sont pertinents pour décrire des sources d’anxiété ou d’inadaptation.
Stiefel et Krenz [1] évoquent les notions de perte de contrôle, de séparation d’avec les proches, de l’inconnue que représente la mort, et enfin de «bilan de vie».
Pour Roth et Massie [14], il s’agit plus d’aider le patient à contenir son angoisse face à la mort ou l’aider à résoudre des préoccupations concrètes, concernant les échéances, que de se questionner sur d’éventuels aménagements défensifs, selon la pratique psychothérapeutique classique.
Le médecin pourra relier la clinique à l’un ou l’autre de ces concepts en fonction de ce qu’il aura perçu de son patient (traits de personnalité, habitudes de vie, éléments anamnestiques).
Nous illustrerons ces différents points plus du registre de la clinique psychologique et d’ordre interpersonnel à l’aide de deux illustrations vécues et modifiées en conséquence.
Nous proposerons ensuite un mode d’approche réflectif dont le médecin pourra s’inspirer pour ouvrir certaines perspectives subjectives et relationnelles avec son patient.

Cas numéro 1

Vignette clinique et commentaires

Il s’agit d’un homme de 63 ans, journaliste, marié, sans enfant, en bonne santé habituelle. Il a subi un diagnostic de cancer digestif deux ans et demi auparavant, suivi d’une chimiothérapie et d’une intervention, assumées avec combativité et optimisme. Il a bien supporté le traitement, ce qui a entretenu sa confiance et une bonne stabilité d’humeur. Une année plus tard, il est malheureusement confronté à une récidive, nécessitant de nouvelles chimiothérapie et radiothérapie. Des difficultés soudaines et massives à la marche le ramènent à l’hôpital. C’est dans le contexte d’une annonce de métastases osseuses qui entrainent une paralysie progressive et définitive, qu’il demande à rencontrer une psychologue.
La 1e rencontre a lieu à domicile. La psychologue se trouve face à un homme élégant, intelligent, disert, au vocabulaire raffiné. Il s’exprime abondamment, laissant peu de place à un échange; il observe régulièrement la psychologue, notamment après le récit douloureux de l’évolution rapide de sa maladie et des pertes qu’elle engendre. Tout en l’écoutant, la professionnelle s’interroge sur cette attitude du patient et sur ce que cela mobilise en elle: «comment se fait-il qu’il parle autant et que ce soit si difficile pour moi de l’interrompre?» Son récit est cohérent et contrôlé, quand bien même il relate des éléments très pénibles. «Quand il me scrute, que fait-il?». Elle apprécie l’échange avec lui, il est stimulant intellectuellement, mais en même temps elle se sent évaluée, testée, défiée même: il s’agit de faire ses preuves face à cet homme intelligent et exigeant. En cours d’entretien, elle repère des thématiques importantes dans ce récit, qu’elle lui restitue, par des reformulations, une mise en contexte et des commentaires sur la dégradation rapide et inquiétante de son état suite à la rechute, le choc et l’insécurité que cela doit engendrer, son état de crise par rapport à ses repères identitaires (homme jusque là très indépendant et soucieux de son apparence physique), enfin sa dépendance imprévue survenue envers les autres.
Elle décide plus précisément d’interroger le patient sur son ressenti de cette dépendance. Il répond en évoquant sa personnalité et son histoire: il a toujours été autonome, organisé, préoccupé des autres et du maintien d’une image de soi irréprochable. C’est la rupture de cette manière d’être au monde qui le déstabilise énormément; cela se manifeste par de l’irritabilité plus fréquente, une avidité relationnelle qui ne lui ressemble pas, une hypervigilance et des inquiétudes par rapport à son corps, en lien avec l’ignorance de l’évolution de sa maladie. Il a ainsi pour seule défense de se raccrocher encore plus à son savoir. En effet, il a toujours été un intellectuel, et continue de l’être, ce qui le rassure énormément; perdre ses facultés mentales serait insupportable. Il imagine d’ailleurs recourir au suicide médicalement assisté si une telle menace devait se confirmer. En fin d’entretien, il dit son soulagement d’avoir pu réfléchir à deux et d’avoir remarqué qu’il s’était exprimé librement, sans devoir préserver son interlocuteur.
Il semble donc que durant cette 1re rencontre, des enjeux relationnels importants se soient développés d’emblée: le besoin pour cet homme de garder le contrôle, de vérifier d’une part les «compétences» de son interlocutrice, et, d’autre part sa capacité à supporter un récit difficile. Progressivement rassuré en cours d’entretien ainsi que durant les suivants, le patient s’est beaucoup investi dans ce suivi psychologique, cela pendant 4 mois et jusqu’à son décès.
Quand bien même il était nécessaire d’évaluer cliniquement la symptomatologie anxieuse et dépressive de cet homme, une attitude d’investigation classique sous forme d’entretiens semi-structurés ou de questionnaires n’aurait certainement pas favorisé une telle alliance thérapeutique, car il n’y aurait pas eu d’accès possible à des enjeux aussi essentiels pour lui.
C’est pourquoi, la psychologue a choisi une position analytique, laissant le patient parler librement. Cette attitude d’écoute lui a réservé un espace de parole suffisant pour se raconter, pour garder un contrôle rassurant face à l’interlocutrice et éprouver sa capacité contenante (sa capacité à supporter les contenus les plus angoissants ou triviaux du patient). Les 1ers entretiens ont permis de «co-construire» un objectif commun général, celui de tenter de faire face à la progression de la maladie et à la montée d’angoisse.
Ce type d’attitude dégage des éléments suffisants pour une évaluation psychologique: il s’agit de quelqu’un d’intelligent, courageux, capable de voir sa situation avec réalisme, avec des traits de personnalité narcissique et contrôlante; il est confronté d’une part à une montée d’anxiété dans un contexte de péjoration de sa maladie, et, d’autre part, à une blessure intime compte tenu de sa déchéance corporelle et de sa perte d’autonomie. Les thématiques de l’identité, de l’incertitude, du deuil, de la dépendance et de la mort seront ainsi des éléments clé d’élaboration, pour donner du sens jusqu’à son décès.

Cas numéro 2

Vignette clinique et commentaires

Il s’agit d’un patient de 62 ans, célibataire, maçon pendant 30 ans dans la même entreprise. Il y a 6 mois, on lui annonçait un diagnostic de cancer de l’estomac, à un stade très avancé. Il est hospitalisé en urgence, suite à une baisse rapide de son état général avec des douleurs importantes au niveau abdominal. Le médecin peinait à évaluer précisément sa douleur compte tenu de l’attitude réservée et peu collaborante du patient qui voulait quitter de suite l’hôpital. Il est convenu que la psychologue assistera au prochain entretien avec le médecin.
Durant cet entretien, elle s’abstient, laissant le praticien mener la consultation. Elle observe que le patient ne répond pas à ses questions, quand bien même ce dernier se centre sur sa douleur et son anxiété. La psychologue se demande pourquoi? Elle observe aussi le regard fuyant et scrutateur du patient envers ses voisins de chambre, ainsi que de nombreux soupirs; elle le sent «traqué». Elle se sent elle aussi angoissée à son contact et se dit qu’il est essentiel de pouvoir aborder cela avec lui avant d’approfondir un entretien. Soudain la sonnerie bruyante du portable de son voisin de lit retentit, il se met à parler très fort en dérangeant toute la chambrée. C’est cette ambiance que la psychologue a choisi de commenter. A ce moment-là, le patient émet un long soupir, la regarde et note immédiatement que c’est très pénible, que «il y a de tout ici!». Ce fut l’ouverture relationnelle qui permit à la psychologue de lui proposer de revenir le voir plus tard, ce qu’il accepta.
Assez vite, il s’avérait que cet homme, bien que très introverti et avec peu de capacités d’introspection, pouvait dire qu’il était très perturbé par la cohabitation en chambre commune. Timide et habitué à une vie très organisée et solitaire, il était débordé, voire traumatisé, par les trop nombreuses interactions sociales du service. Par exemple, la nuit précédente alors qu’il dormait, il avait été réveillé par une main touchant son oreille. C’était son voisin dément. Cet épisode l’avait choqué, ébranlant sa représentation d’un hôpital qu’il voyait comme un lieu réparateur, calme et rassurant.
L’enjeu pour la psychologue a été de construire une alliance avec lui. Elle choisit, au début de chaque entretien, de se référer à une perception phénoménologique: s’inspirer de l’ambiance régnant dans la chambre, suivre le regard du patient, qui restait souvent silencieux mais signalait bien par son attitude non verbale ce qui le perturbait. Peu à peu, l’environnement de l’hospitalisation n’a plus eu autant d’impact négatif sur lui, assouplissant ses réactions de repli relationnel, sa phobie du contact et son état permanent d’hypervigilance.
Dans cette situation, la psychologue a dû renoncer à une évaluation psychologique standard, sous forme d’entretiens semi-structurés, car le récit de cet homme se faisait essentiellement à travers son comportement puis, progressivement, par des petits récits en lien avec sa situation concrète d’hospitalisation.
Une meilleure évaluation de la douleur a pu finalement se faire. Le patient restait toutefois très anxieux et opératoire dans son fonctionnement mental. Il ne fut pas possible de diminuer son anxiété; par contre, on a pu gagner sa confiance, et il a finalement accepté la présence de la psychologue à son chevet. Il mourut plein d’angoisses, jamais supprimées, mais contenues par le partage avec les professionnels sur le traumatisme de l’hospitalisation et finalement, paradoxalement, sur son besoin d’une présence accrue de l’équipe à ses côtés.
Cette situation soulève la question de l’anxiété en fin de vie, pour cette situation exprimée de manière indirecte pour diverses raisons: manque d’introspection du patient, pas d’habitude de partager ses émotions, caractère introverti et pudique, peur de déclencher l’agressivité ou la contre-attitude des soignants en raison de sa dépendance et de sa vulnérabilité. Il n’avait pas accès à un récit de sa propre vie, ce qui aurait supposé une bonne capacité de mentalisation et d’élaboration du deuil [15].

Modèle pour le médecin

Il est important que le médecin puisse se référer à un modèle accueillant la réalité subjective du patient. Stiefel et Krenz [1] en proposent une forme multidimensionnelle, rappelant que les événements de vie et la personnalité du patient peuvent être une force pour s’adapter à la maladie mais peuvent être aussi source de détresse et de réactions psychologiques inattendues. Ce modèle intègre les dimensions référées dans le tableau 1.
Tableau 1: Modèle pour le médecin.
La maladieParcours de soins, phase actuelle, conscience morbide, vécu face à la maladie, collaboration avec les médecins et soignants, répercussions pour la famille (cohésion, hiérarchie, éclatement, ­changements de rôles)
Le contexte actuelL’hospitalisation (le vécu), étapes du cycle de vie, entourage.
La personnalité du patientPar l’observation de son comportement et l’analyse du contre-transfert positif ou négatif du ­médecin (ce qu’il ressent, compassion, ­agacement, lassitude ...). Différents types de personnalité à l’œuvre: dépendante, narcissique, anxieuse, somatisante, rigide ou flexible, limite, projective et clivante ou psychotique, …
Les éléments 
anamnestiquesType de liens affectifs et sociaux, événements et style de vie, deuils, expérience de la séparation et des changements …
Les impacts psychiques de la maladie Traumatisme, dépendance et régression, crise identitaire, angoisses de mort, deuil, rapport à ­l’inconnu, bilan existentiel.
La communication avec le patientTenter de rencontrer le patient, de s’ajuster à son fonctionnement et à son rythme, afin de ­co-construire avec lui un projet ­thérapeutique.
Ainsi, à partir d’une symptomatologie bien identifiée et s’appuyant sur ses références acquises, le médecin va pouvoir s’attacher à ce travail d’exploration pour progressivement mieux comprendre qui est la personne de son patient, en fonction de son environnement. Mais comment le faire?
Évaluation quantitative ou qualitative? Entretiens structurés, semi-structurés ou ouverts? Diagnostic en référence à la nomenclature psychiatrique ou tentative de conceptualisation d’une souffrance?

Eléments clés

On a vu que le médecin est immanquablement confronté à la souffrance du patient, qui se manifeste par des signes, des symptômes, en l’occurence du registre de sentiments dépressifs ou anxieux. En accord avec sa formation, le médecin va se référer à un cadre scientifique pour poser un diagnostic objectif, une classification du tableau clinique, ensuite il décidera d’une prise en charge, souvent pharmacologique. C’est la démarche que nous évoquions en début d’article lorsque nous rappelions les recommandations en médecine palliative. C’est essentiel pour éviter des erreurs, des fausses pistes, mais en se réduisant trop vite à ce «prêt-à-penser», le risque est grand de ne jamais avoir accès à la nature de ce que vit le patient, à la qualité défensive ou régressive de ses angoisses ou de ses émotions et aux ressources dont il dispose éventuellement pour nous orienter vers des solutions. De fait, il faut osciller constamment entre objectivité explicative (qu’est-ce qui se passe, pourquoi?) et subjectivité compréhensive (comment cela se passe pour cette personne-là?).
Stiefel et Bourquin [16] rappellent, pour rencontrer le patient, la nécessité pour le médecin, d’être curieux et de comprendre sa narration, qu’elle soit verbale, scénique ou non verbale. La communication n’a donc pas pour objectif le seul échange d’informations. Ils rappellent aussi des études qui ont identifié des obstacles à cette rencontre, comme les émotions du médecin, la conscientisation de son rôle, de ses choix, de son identité professionnelle, de ses contraintes et pressions, et enfin les valeurs collectives, sociales, économiques et institutionnelles qui surdéterminent la relation de soin.
Nous relevons ici trois éléments clés durant l’entretien qui favorisent l’alliance thérapeutique:
1. Une attitude de disponibilité du médecin, par des questions ouvertes et une attention à l’espace et au temps de parole consacré au patient.
2. A partir du récit du patient, qu’il soit verbal ou non verbal, le médecin peut tenter une mise en mots, sous forme de reformulation, recontextualisation et lien avec un des thèmes évoqués ci-dessus. Si le patient répond favorablement, il peut ensuite s’aventurer à explorer une des thématiques identifiées.
3. En cas de forte émotion du patient, le médecin doit adopter une attitude contenante et rassurante. Il ne s’agit pas de «neutraliser» une émotion difficile mais plutôt de montrer qu’on la supporte, de la valider et de la contextualiser ou de la relier avec des thématiques personnelles du patient.
Dans la première vignette clinique, le caractère indépendant, contrôlant et narcissique du patient est mis à mal par la dépendance et la dégradation physique de son corps.
Stiefel et Razavi [2] soulignent l’importance pour le médecin, en cas de récidive par exemple, de pouvoir contenir la déception du malade, la légitimer, oser en parler; régulièrement, les médecins ont peur d’un effondrement psychique du patient, ce qui est plus souvent une projection de leurs propres fantasmes concernant la gravité de l’atteinte que la réalité du malade, la majorité des patients arrivant finalement à s’adapter à leur situation.
Dans leur article, Stiefel et Bernard [17] évoquent la pertinence de la thérapie narrative en situation palliative pour les patients déstabilisés psychologiquement par leur maladie; cette prise en charge par un spécialiste propose une mise en lien entre les réactions psychologiques intenses du patient et sa trajectoire de vie, dans le but de co-construire avec lui une bonne représentation de ce qui lui arrive, d’y mettre de la cohérence et des éléments de compréhension. Sans aller jusqu’à ce niveau sophistiqué, il semble donc tout à fait envisageable pour le médecin non «psy» de distinguer avec le patient certains éléments qui iront dans ce sens. Pour ce faire, le médecin doit être à même d’assurer d’une part une bonne communication avec son patient, et d’autre part de pouvoir s’appuyer sur ses représentations propres et/ou sur un «modèle» interne suffisamment riche concernant les retombées psychologiques de la maladie sur le psychisme de la personne [18].
Nous convenons que l’accès aux éléments biographiques complets est difficile à approfondir par le médecin; par contre, il peut, grâce à sa sensibilité, à l’observation participante et à l’écoute, avoir accès à des éléments suffisamment utiles concernant le caractère et le style de vie du patient, pour pouvoir assurer en première intention une approche individualisée de sa souffrance.

L’essentiel pour la pratique

• Les changements psychologiques des patients en situation palliative sont différents selon les individus; l’accès à la dimension subjective ne peut se faire uniquement par le recours à des questionnaires ou des entretiens semi-structurés axés sur l’investigation d’un diagnostic psychiatrique.
• Un modèle multifactoriel est nécessaire à la conceptualisation du cas: histoire de la maladie, traits de personnalité, contexte actuel, éléments anamnestiques.
• Le médecin doit s’appuyer sur des notions théoriques qui traduisent l’impact de la maladie sur le psychisme: crise identitaire, dépendance-régression, traumatisme, séparation, pertes, deuil, rapport à l’inconnu, bilan de vie.
• Durant l’entretien, le médecin peut s’appuyer sur un récit chargé d’affects du patient afin d’esquisser avec lui un début de conceptualisation de ce qui lui arrive. C’est un moment important durant l’entretien, qui favorise l’alliance thérapeutique et l’accès au patient.
• Une approche raisonnée tenant compte à la fois des aspects quantitatifs et qualitatifs est recommandée.
Nous remercions Simon Menny pour ses commentaires avisés.
Les auteurs n’ont déclaré aucun lien financier ou personnel en rapport avec cet article.
Prof. Dr méd. Patrice Guex
Centre Hospitalier Universitaire Vaudois
Les Allières
CH-1011 Lausanne
Patrice.Guex[at]chuv.ch
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