Maladie d’Alzheimer, la vie à deux compliquée de la science et du business
Il est temps de penser différemment

Maladie d’Alzheimer, la vie à deux compliquée de la science et du business

Editorial
Édition
2018/11
DOI:
https://doi.org/10.4414/fms.2018.03223
Forum Med Suisse 2018;18(11):243-244

Affiliations
Service de Neurologie, Hôpital du Valais, Sion

Publié le 21.03.2018

Les neurosciences ont récemment modifié la définition des démences en y introduisant des biomarqueurs, aussi bien biologiques que d’imagerie, dont la spécificité n’est pas absolue mais qui ont redimensionné le périmètre des syndromes démentiels dans le spectre de leurs présentations cliniques d’une part, mais aussi dans leur date de début, à un point où les futures consultations mémoire vont être transformées en une consultation de gens jeunes, asymptomatiques, si pas encore en âge scolaire, avec un fort bagage de facteurs de risque à traiter de façon personnalisée. Les patients que nous traitons actuellement sont des patients qui ont été déjà trop loin dans l’évolution de leur maladie, même s’ils consultent au stade de symptômes purement subjectifs, et représentent en soi déjà un échec de traitement préventif et ne devraient plus arriver à ce stade dans un ­futur idéal. La mise au point effectuée par le Dr Roaud et le Pr Demonet du Centre Leenards de la Mémoire du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) dans ce numéro du Forum Médical Suisse [1] est à ce point extrêmement clairvoyant sur l’impact des changements ­récents dans notre pratique quotidienne actuelle en ­démentologie.
Mais c’est sur ces patients en stade précoce, en fait déjà dépassé, qu’ont porté les traitements procognitifs ­décevants et les traitements actuels qui souhaiteraient s’adresser à la cause des problèmes pour être «disease modifying». Or ces traitements se définissent sur des études portant sur des animaux qui n’ont pas les zones cérébrales qui dégénèrent dans les démences et sur des cellules dont on est encore loin d’avoir fait le tour de la compréhension, et aussi parce le cerveau n’est pas fait que de neurones, mais d’une trinité neurone-glie-vaisseau et de réseaux fonctionnels complexes dont on vient tout juste d’approcher la compréhension. Il en ­découle donc un hiatus entre l’optimisme des scientifiques, supportés par les médias, que leurs bases théoriques font exagérer la portée de leur découverte pour vendre leurs brevets aux pharmas d’une part, et la ­déception de leur impact réel pour le clinicien qui ne peut prescrire que de l’exercice, un régime méditerranéen et le maintien d’une activité cérébrale et sociale comme seule prévention.
Les neurosciences ont, malheureusement, comme toutes les sciences, subi le tsunami de la pensée libérale et du business mondialisé issu de la chute du mur de Berlin. La production scientifique est traitée comme des actions qui doivent percevoir leur pourcentage de retour sur investissement. Les scientifiques se sont transformés en leaders d’opinion (un non sens en pensée scientifique!) et les lois de la nature ont été méprisées pour être remplacées par les exigences des régulateurs («Food and Drug Administation» [FDA] …) qui déterminent à quelles condition une molécule peut être vendable sur le marché.
La recherche dans la maladie d’Alzheimer n’a pas fait exception et a malheureusement suivi ce trajet comme les autres. Les grands groupes pharmaceutiques, déboussolés par des articles de revues à fort impact facteur non reproductibles, se sont détournés de la vraie science pour ne remplir que les conditions émises par les organes de régulation pour vendre leurs molécules, dont la courte durée des brevets et le prix de la responsabilité des effets secondaires a fait monter les prix au milliard par molécule prometteuse testée. Ceci entraîne une augmentation délirante du prix des médicaments et la ruine des systèmes de santé. Si un grand groupe abandonne la recherche dans un domaine comme récemment reporté dans la presse, cela prouve qu’il ne poursuit pas un but scientifique fait d’échecs, d’impasses et de résultats négatifs, mais qu’il se base sur une logique de rendement à ses actionnaires, dont l’intérêt scientifique est tout à fait tangentiel au but qu’ils ont prétendu se donner.
Dans un système de vie basée sur la reproduction sexuée, la mort est implicite et les mécanismes développementaux basés sur les systèmes de morphogènes qui prévalent au développement de la vie et des fonctions cérébrales, doivent subir un traitement inverse d’involution aboutissant à la mort, et, partant, capitaliser grâce aux forces darwiniennes sur les générations futures, plus adaptées aux changement du contexte, par des mécanismes épigénétiques pour ce qui est des réponses rapides, les gènes nécessitant des millénaires pour évoluer. C’est à l’encontre de la considération de cette règle que pèche la recherche sur la maladie d’Alz­heimer et les démences en particulier, ainsi que les autres maladies dégénératives liées à l’âge. C’est contre une loi fondamentale de la vie sexuée que doit s’adresser la science et à ce titre nous devons nous préparer à encore beaucoup de déceptions avant de s’approcher du Graal. L’intelligence artificielle et le big data va peut-être nous aider, mais il ne faut jamais oublier que lorsqu’on parle au futur, qu’on soit scientifique, économiste ou politicien, on ne peut que mentir.
Il n’en reste pas moins qu’il manque des intellectuels scientifiques désintéressés du business, qui vont à l’encontre des courants de pensée en cours, et qui à l’instar des Cajal, de Renzi, Einstein ou Dirac, avec une intelligence et un crayon parviennent à une intuition de concepts révolutionnaires qui nécessitera des décennies de développement de technologies et d’impasses pour être prouvées. Il est temps de se détourner du narcissime des réseaux sociaux scientifiques, des impact facteurs et des dividendes des start up pour revenir à la pensée concrète et géniale qui doit diriger les travaux des chercheurs et canaliser l’intelligence artificielle. Nous faisons des enfants pour qu’ils nous dépassent, pas pour faire vivre 200 ans les générations de vieux riches qui peuvent se le permettre en utilisant les ressources dont leurs descendants ont besoin.
L’auteur n’a pas déclaré des obligations financières ou personnelles en rapport avec l’article soumis.
Prof. Dr méd. ­Joseph-­André Ghika
Hôpital du Valais
Service de Neurologie
Av. Gd-Champsec 80
CH-1950 Sion
joseph-andre.ghika[at]hopitalvs.ch
1 Rouaud O, Démonet JF. La maladie ­d’Alzheimer et les ­maladies apparentées. Forum Med Suisse. 2018;18(11):247–53.