Le ver est dans le fruit: une maladie tropicale dans le pays de Glaris?
Éosinophilie, fièvre, éruption cutanée et hémolyse

Le ver est dans le fruit: une maladie tropicale dans le pays de Glaris?

Was ist Ihre Diagnose?
Édition
2023/09
DOI:
https://doi.org/10.4414/fms.2023.09075
Forum Med Suisse. 2023;23(09):

Affiliations
a Klinik für Innere Medizin, Kantonsspital Glarus, Glarus; b Schweizerisches Tropen- und Public Health-Institut, Basel; c Universität Basel

Publié le 01.03.2023

Un homme de 42 ans, originaire d’Afrique de l’Est, a été adressé pour un bilan hospitalier en raison de douleurs abdominales hautes et d’une anémie.

Présentation du cas

Un homme de 42 ans, originaire d’Afrique de l’Est, nous a été adressé pour un bilan hospitalier en raison de douleurs abdominales hautes et d’une anémie. Le traitement actuel du patient comprenait diclofénac 150 mg et de l’allopurinol 300 mg par jour depuis environ huit semaines, en raison d’une récente suspicion de goutte. Depuis deux semaines, il présentait en outre une éruption cutanée prurigineuse. Le patient vivait en Suisse depuis quatre ans et avait fait son dernier voyage dans son pays d’origine six mois avant son admission à l’hôpital.
Lors de sa présentation initiale, le patient était tachycarde (111/min) et fébrile (38,9 °C), dans un état général réduit, avec une douleur à la pression dans la partie supérieure de l’abdomen et un exanthème papulo-pustuleux généralisé (fig. 1), sans atteinte des muqueuses.
Figure 1: Exanthème papulo-pustuleux du patient.
Les paramètres de laboratoire analysés au début de l’hospitalisation sont présentés dans le tableau 1.
Tableau 1: Valeurs de laboratoire du patient
 Plage de référenceJour 1Jour 3Jour 7
CRP (mg/l)0–584*209*239*
Créatinine (µmol/l)62–115125*122*117*
LDH (U/l)85–227 1209*1688*
ASAT (U/l)15–3750*154*160*
ALAT (U/l)14–5948108*130*
GGT (U/l)15–8545138*391*
Phosphatase alcaline (U/l)46–11662101204*
Bilirubine totale (μmol/l)3–1727,6*26,9*26,6*
Bilirubine directe (μmol/l)<3,0 11,7*16,6*
Haptoglobine (g/l)0,3-2,0  <0,06*
Leucocytes (× 103/µl)3,5–10,06,612,8*26,6*
Monocytes (× 103/µl)0,2–0,8 0,62,0*
Lymphocytes (× 103/µl)1,2–3,73,95,5*7,1*
Granulocytes (× 103/µl)
A noyau en bâtonnet
A noyau segmenté

0,0
1,7–7,2



1,9*
5,1

11,3*
11,9*
Erythroblastes/100 Lc 2,0*73,5*
Eosinophiles (× 103/µl)0,04–0,540,7*1,4*3,6*
Erythrocytes (106/μl)4,60–5,703,163,16*2,72*
Hémoglobine (g/dl)14,4–17,58,8*8,7*7,3*
VGN (fl)80,0–100,082,582,183,8
TCMH (pg)26,0–34,027,827,326,8
Thrombocytes (103/μl)150–400176251324
Réticulocytes (%)0,5–1,5 3,4*3,0*
Saturation de la transferrine (%)15–459  
Les valeurs en dehors de la plage de référence sont marquées d’un *. Si les champs sont vides, la valeur de laboratoire n’a pas été déterminée le jour correspondant.
CRP: protéine C réactive; LDH: lactate déshydrogénase; ASAT: aspartate aminotransférase; ALAT: alanine aminotransférase; GGT: gamma-glutamyl transférase; VGM: volume globulaire moyen; TCMH: teneur corpusculaire moyenne en hémoglobine.
La gastroscopie a permis d’exclure une hémorragie gastro-intestinale supérieure comme cause de l’anémie. Outre l’anémie, l’hémogramme a révélé une éosinophilie croissante au fil du temps, accompagnée d’une dissémination d’érythroblastes et de précurseurs myéloïdes isolés. Nous avons également observé une augmentation des transaminases. Une protéinurie sans segment néphritique est apparue dans l’urine. Les autres examens effectués par la suite incluaient une échographie abdominale qui a montré une splénomégalie, une biopsie cutanée qui a révélé une anomalie non spécifique au sens d’une folliculite et d’une périfolliculite abcédées prurigineuses, ainsi qu’une ponction de la moelle osseuse qui a fait apparaître une éosinophilie et une granulopoïèse prononcées et une légère augmentation du nombre de mégacaryocytes.
Quelle maladie semble la moins probable comme cause de l’éosinophilie chez ce patient?
L’urticaire pigmentaire est l’anomalie cutanée la plus fréquente en cas de mastocytose chez l’adulte. Une éosinophilie est présente chez environ 10% des personnes atteintes de mastocytose systémique [1]. Chez notre patient, les résultats cliniques et histologiques n’étaient toutefois pas évocateurs d’une mastocytose.
La triade associant fièvre, exanthème et éosinophilie a également fait suspecter une réaction d’hypersensibilité induite par l’allopurinol, au sens d’un syndrome «Drug Rash with Eosinophilia and Systemic Symptoms» (DRESS). Le «RegiSCAR DRESS validation score» était de 2–3 points (éosinophilie, élévation des enzymes hépatiques, exclusion de certaines autres causes avec hémocultures stériles, sérologie négative pour le virus de l’immunodéficience humaine [VIH], le virus de l’hépatite C [VHC] et le virus de l’hépatite B [VHB], biopsie cutanée), ce qui correspond à un syndrome DRESS «possible» [2], de sorte que nous avons arrêté l’administration d’allopurinol et avons administré un traitement empirique par prednisone (40 mg/jour). Compte tenu de la composante pustuleuse de l’exanthème, une pustulose exanthématique aiguë généralisée (PEAG) a été envisagée comme diagnostic différentiel. Cependant, la morphologie, l’histologie et la durée atypiques des lésions cutanées rendaient une PEAG peu probable (–1 point au «EuroSCAR AGEP validation score») [3].
Au vu de l’origine du patient, nous avons également envisagé une maladie infectieuse virale ou parasitaire comme cause de l’éosinophilie et de l’éruption cutanée, et avons donc effectué des analyses de sang et de selles correspondantes. Une éosinophilie peut apparaître aux stades avancés d’une infection par le VIH et être associée à une folliculite pustuleuse [4]. Le test VIH de notre patient s’est révélé négatif. Les sérologies prélevées le premier jour d’hospitalisation ont révélé, trois jours plus tard, la présence d’anticorps contre Strongyloides stercoralis. L’examen microscopique natif des selles n’a pas révélé la présence de parasites, mais des larves de Strongyloides stercoralis ont néanmoins été détectées lors de l’enrichissement par la méthode de Baermann. La détection directe de ces larves confirme la présence d’une infection active en cas d’anticorps positifs.
Il n’est finalement pas possible de déterminer avec certitude si l’exanthème du patient est survenu dans le cadre du syndrome DRESS présumé ou s’il correspond à une manifestation de la strongyloïdose.
Quel est le traitement indiqué en cas de strongyloïdose?
L’artéméther et la chloroquine sont des médicaments utilisés pour traiter le paludisme. Le traitement de choix de la strongyloïdose est l’ivermectine à la dose de 0,2 mg/kg de poids corporel 1×/jour pendant deux jours, avec une répétition après 14 jours. L’albendazole (400 mg 2×/jour) peut être administré pendant 7–14 jours comme traitement de deuxième ligne [5]. Les stéroïdes peuvent déclencher un syndrome d’hyperinfection en cas d’infection à Strongyloides stercoralis, de sorte que nous avons arrêté l’administration de prednisone après réception de la sérologie positive.
Quel examen de contrôle n’est pas nécessaire après la fin du traitement par ivermectine?
En cas de détection préalable de larves dans les selles, le succès du traitement est contrôlé après un et deux mois au moyen d’examens des selles. Le nombre d’éosinophiles dans le sang doit être contrôlé après trois mois, et des contrôles sérologiques de suivi sont recommandés après six à douze mois [5].
Après l’administration des deux premières doses d’ivermectine, l’état du patient s’est détérioré de manière aiguë, avec une dyspnée de repos et une chute de la saturation périphérique en oxygène à 83% en air ambiant, une fièvre atteignant 40,6 °C et une élévation des paramètres inflammatoires de laboratoire (Jour 7 de l’hospitalisation). Une tomodensitométrie (TDM) du thorax a montré de multiples petits nodules et des opacités pulmonaires bilatérales (en verre dépoli) (fig. 2).
Figure 2: La tomodensitométrie à haute résolution des poumons (coupe axiale) montre des opacités en verre dépoli bilatérales et des infiltrats nodulaires.
Ces anomalies n’étaient pas spécifiques et étaient compatibles avec un syndrome de détresse respiratoire aiguë (SDRA). Les analyses de laboratoire (tab. 1) ont révélé une nette diminution de l’hémoglobine (nadir: 6,4 mg/l au Jour 9), une augmentation des réticulocytes et une hausse de la bilirubine indirecte. L’haptoglobine était diminuée et les tests de Coombs direct et indirect étaient négatifs. En résumé, le patient présentait une anémie hémolytique aiguë de cause indéterminée.
Face à cette constellation d’anomalies, quelle est la maladie la moins susceptible d’être à l’origine de l’hémolyse?
Les résultats de laboratoire indiquaient une hémolyse intravasculaire à anticorps négatifs, ce qui excluait une anémie hémolytique auto-immune. Au vu des taux de plaquettes normaux, un syndrome hémolytique et urémique ou un purpura thrombotique thrombocytopénique semblaient improbables. Un dépistage du paludisme par «goutte épaisse» s’est révélé négatif et la glucose-6-phosphate déshydrogénase (G6PDH) a montré une activité enzymatique normale. L’étape suivante a consisté à envisager une hémoglobinopathie congénitale comme cause de l’hémolyse.
Quelles sont les méthodes permettant d’établir le diagnostic définitif d’une drépanocytose hétérozygote?
La morphologie des érythrocytes sur le frottis sanguin était sans particularité. Toutefois, en conditions d’hypoxie (test de falciformation), des drépanocytes ont été détectés. Le test de falciformation ne permet pas de distinguer la forme hétérozygote de la forme homozygote de la drépanocytose, de sorte que nous avons procédé à une électrophorèse de l’hémoglobine. Chez notre patient, elle a révélé un taux d’hémoglobine S de 39,9% sans détection d’hémoglobine F, correspondant à une drépanocytose hétérozygote. Une détection génétique moléculaire de la mutation causale n’est pas nécessaire dans la pratique clinique quotidienne.
Nous avons donc interprété les symptômes comme un SDRA dans le cadre d’une infection à Strongyloides stercoralis disséminée. Compte tenu de la fièvre, de l’insuffisance respiratoire partielle et des infiltrats pulmonaires, un syndrome thoracique aigu dans le cadre de la drépanocytose entrait également en ligne de compte dans le diagnostic différentiel [6]. Une complication de l’infection à Strongyloides stercoralis est la migration à travers la paroi intestinale et le sepsis consécutif causé par des bactéries à Gram négatif, de sorte qu’en cas de suspicion d’un syndrome d’hyperinfection, un traitement antibiotique est nécessaire en plus du traitement antiparasitaire. Le syndrome thoracique aigu ne peut pas être distingué avec certitude d’une pneumonie et nécessite donc également un traitement antibiotique empirique. Nous avons administré à notre patient de la ceftriaxone et de l’oxygène adapté à ses besoins.
Par la suite, l’état du patient s’est amélioré avec une diminution de l’exanthème et une amélioration de l’anémie. Lors des examens de contrôle, l’éosinophilie était en régression, la sérologie Strongyloides s’était normalisée (rapport sérologique Strongyloides «post-treatment to pre-treatment» de 0,52) et des larves de Strongyloides stercoralis n’ont plus été détectées par la méthode de Baermann.

Discussion

Chez les patientes et patients originaires de pays tropicaux ou ayant voyagé dans des zones endémiques, des maladies telles que des infections parasitaires ou une drépanocytose congénitale doivent être prises en compte dans le diagnostic différentiel, même après une longue période de latence. Le cas présent montre une manifestation impressionnante de deux maladies chroniques et jusqu’alors oligo- ou asymptomatiques, non diagnostiquées. Un syndrome DRESS provoqué par l’allopurinol a été traité par prednisone, ce qui a entraîné la réactivation d’une infection à Strongyloides stercoralis. En raison de l’ancienneté du dernier séjour du patient en Afrique, nous avons supposé qu’il ne s’agissait pas d’une infection aiguë, mais d’une infection chronique subclinique à Strongyloides stercoralis. Parallèlement, une drépanocytose hétérozygote avec anémie hémolytique s’est manifestée pour la première fois, probablement déclenchée par l’infection à Strongyloides stercoralis. L’arrêt des médicaments déclencheurs et le traitement de l’infection ont permis une guérison rapide. Il n’est pas possible de déterminer avec certitude si l’éosinophilie et l’éruption cutanée sont effectivement dues à un syndrome DRESS ou si elles sont liées à l’infection parasitaire chronique. L’évolution aiguë avec une éosinophilie rapidement croissante ainsi que le début des symptômes après plusieurs semaines de traitement par allopurinol évoquaient un syndrome DRESS chez notre patient. De plus, il n’y avait aucun facteur de risque de réactivation de l’infection chronique à Strongyloides au moment de l’admission, comme l’alcoolisme, le diabète sucré, l’immunosuppression ou une infection virale.
Strongyloides stercoralis est endémique dans les régions tropicales et subtropicales. En Europe et dans d’autres régions au climat tempéré, une infection à Strongyloides stercoralis peut survenir de manière sporadique. Les larves filariformes infectieuses que l’on trouve dans le sol peuvent pénétrer à travers la peau non protégée et atteindre les poumons via les vaisseaux sanguins et lymphatiques, où elles passent dans les alvéoles, remontent le long des voies respiratoires et sont finalement avalées. Dans l’intestin grêle (surtout le duodénum et le jéjunum), les larves se développent en vers adultes. Les femelles pondent jusqu’à 2000 œufs par jour, qui aboutissent à des larves rhabditiformes. Celles-ci sont en grande partie excrétées dans les selles et se transforment en larves filariformes dans le sol. Une partie des larves rhabditiformes peut déjà se développer en larves filariformes dans l’intestin et pénétrer à nouveau dans la circulation sanguine de l’hôte, soit à travers la muqueuse intestinale, soit à travers la peau périanale. Strongyloides stercoralis peut ainsi effectuer son cycle de vie complet dans l’hôte humain. Il en résulte une auto-infection qui peut durer des années [7]. La présentation clinique est variable et peut comprendre des symptômes gastro-intestinaux, respiratoires et dermatologiques, en fonction du cycle de vie du parasite. Les infections chroniques oligo- ou asymptomatiques sont fréquentes. Une complication potentiellement mortelle de la strongyloïdose est le syndrome d’hyperinfection, avec une charge parasitaire élevée et une atteinte étendue d’organes en dehors du cycle de vie habituel. Sont particulièrement à risque les personnes souffrant d’une infection chronique ainsi que les personnes immunodéprimées, chez lesquelles de faibles doses de stéroïdes sur une courte durée d’utilisation peuvent déjà déclencher un syndrome d’hyperinfection (dose: ≥20 mg/jour, durée du traitement: ≥6 jours) [5].
Le dépistage sérologique à la recherche d’anticorps anti-Strongyloides stercoralis se distingue par sa sensibilité élevée (95%), la spécificité étant plus faible (84%). Une sérologie positive ne permet pas de faire la distinction entre une infection active et une infection passée, si bien que la détection de Strongyloides stercoralis dans les selles est nécessaire pour une différenciation plus poussée. En raison de l’excrétion intermittente des larves de Strongyloides dans les selles, la microscopie native des selles a une faible sensibilité (<50%) et ne convient que de manière limitée pour le diagnostic. Il est recommandé de recourir à la méthode de Baermann (technique d’extraction) et/ou à la technique de Koga avec cultures sur agar pour exclure une strongyloïdose. Ici aussi, la détection de l’agent pathogène peut être rendue difficile par l’excrétion intermittente, de sorte qu’une répétition est indiquée en cas de symptômes persistants et de résultat de test négatif.
Dr méd. Dr sc. nat. Anna Henzi
Klinik für Innere Medizin,
Kantonsspital Glarus, Glarus
Question 1: d. Question 2: d. Question 3: c. Question 4: a. Question 5: c.
Les auteurs remercient le Dr méd. Bert Rost, du service de radiologie de l’hôpital cantonal de Glaris, pour la mise à disposition du cliché tomodensitométrique et le Dr méd. Esther Künzli, de l’Institut Tropical et de Santé Publique Suisse de Bâle, pour la relecture de l’article.
Dr méd. Dr sc. nat. Anna Henzi
Klinik für Innere Medizin
Kantonsspital Glarus
Burgstrasse 99
CH-8750 Glarus
1 Kluin-Nelemans HC, Reiter A, Illerhaus A, van Anrooij B, Hartmann K, Span LFR, et al. Prognostic impact of eosinophils in mastocytosis: analysis of 2350 patients collected in the ECNM Registry. Leukemia. 2020;34(4):1090–101.
2 Pannu AK, Saroch A. Diagnostic criteria for drug rash and eosinophilia with systemic symptoms. J Family Med Prim Care. 2017;6(3):693–4.
3 Sidoroff A, Halevy S, Bavinck JN, Vaillant L, Roujeau JC. Acute generalized exanthematous pustulosis (AGEP) – a clinical reaction pattern. J Cutan Pathol. 2001;28(3):113–9.
4 Rosenthal D, LeBoit PE, Klumpp L, Berger TG. Human immunodeficiency virus-associated eosinophilic folliculitis. A unique dermatosis associated with advanced human immunodeficiency virus infection. Arch Dermatol. 1991;127(2):206–9.
5 Neumayr A. Antiparasitic Treatment Recommendations – A practical guide to clinical parasitology. 2. Aufl. Hamburg: Tredition; 2018.
6 Ballas SK, Lieff S, Benjamin LJ, Dampier CD, Heeney MM, Hoppe C, et al. Definitions of the phenotypic manifestations of sickle cell disease. Am J Hematol. 2010;85(1):6–13.
7 Page W, Judd J, Bradbury RS. The unique life cycle of Strongyloides stercoralis and implications for public health action. Trop Med Infect Dis. 2018;3(2):53.