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Des cas de séparation réussie de jumeaux siamois sont rarement rapportés en Suisse, deux cas étant connus depuis 1950. Cet article se focalise sur la séparation en urgence de jumeaux siamois prématurés dans le cadre d’une grossesse trigémellaire. Cette opération a été rendue possible grâce à une préparation intensive et à une collaboration interdisciplinaire étroite.
Introduction
Les conditions les plus favorables à une séparation sont réunies lorsque les enfants ne partagent pas d’organes vitaux et sont ainsi suffisamment stables après la naissance pour que l’opération puisse être repoussée de quelques mois [1]. En cas de jumeaux omphalo-thoracopages comme dans le cas présent, une séparation des jumeaux s’était avérée théoriquement possible étant donné qu’ils avaient des tractus gastro-intestinaux, des voies biliaires et des cœurs totalement distincts [2]. Le défi résidait dans la prématurité des enfants et dans la décompensation circulatoire rapide survenue en raison d’un syndrome transfuseur-transfusé postnatal [3–5]. Le taux de survie associé à une séparation en urgence de jumeaux siamois s’élève à env. 20%. Aucun cas de séparation réussie d’enfants ayant un poids inférieur à 1500 g n’a jusqu’à présent été rapporté [6].
La préparation logistique de l’accouchement de jumeaux siamois est extrêmement complexe, à fortiori dans notre cas de grossesse trigémellaire [7]. Outre les collègues obstétriciens, trois équipes de néonatalogie devaient se tenir prêtes durant plusieurs semaines où planait une menace d’accouchement prématuré. Pour une séparation en urgence de jumeaux siamois, des spécialistes de différentes disciplines, qui dans notre cas concret venaient même d’hôpitaux universitaires différents, doivent être réunis simultanément en un bref laps de temps dans le bloc opératoire. Toutefois, l’unicité de la situation a suscité une motivation maximale dans toutes les disciplines impliquées.
Description du cas
Face à une détérioration croissante de l’état de la mère, qui présentait une pré-éclampsie sévère, les triplés ont été mis au monde par césarienne à la semaine de grossesse 31 2/7. Durant la césarienne, la mère a dû être réanimée brièvement en raison d’un arrêt circulatoire et après l’accouchement, une hémorragie sévère par atonie a pu être contrôlée avec succès.
Le triplé A (poids de naissance de 1520 g) ne présentait pas de problèmes et a pu quitter l’hôpital après une prise en charge normale pour prématurés d’une durée de 4 semaines. Les triplés B et C (poids de naissance de 1100 g chacun) étaient unis de façon omphalo-thoracopage (fig. 1a). Initialement, les deux enfants étaient stables sur le plan circulatoire et ont uniquement été intubés 50 minutes après la naissance. Une pression artérielle nettement plus faible et une hypovolémie ont rapidement été constatées chez l’enfant B; une cardiopathie complexe avait déjà été suspectée avant la naissance et l’échocardiographie postnatale a révélé une malrotation cardiaque avec malposition des ventricules, transposition des gros vaisseaux avec obstruction dynamique de la chambre de chasse sous-pulmonaire et artère coronaire unique. L’enfant C présentait, quant à lui, une hypervolémie et une hypertension artérielle. L’excrétion urinaire était nettement plus élevée chez l’enfant C que chez l’enfant B, chez qui elle a totalement cessé au jour 5. Toutefois, les valeurs de rétention rénale ne se sont accrues chez aucun des deux enfants, de sorte que l’enfant C assumait la diurèse des deux enfants. L’échographie a révélé des vaisseaux veineux volumineux dans le foie commun, dont la taille augmentait sur le trajet de l’enfant B vers l’enfant C, ce qui indiquait un syndrome transfuseur-transfusé intrahépatique. Un contrôle médicamenteux de la pression artérielle s’était avéré mpossible, car les médicaments destinés à augmenter la pression artérielle (enfant B) et ceux destinés à l’abaisser (enfant C) s’étaient mélangés dans la circulation sanguine commune et leurs effets s’étaient neutralisés. Face à cette situation où le pronostic vital à la fois de l’enfant B (hypotonie) et de l’enfant C (hypertension critique, altérations tissulaires au niveau des ganglions de la base révélées à l’échographie) était engagé, l’équipe thérapeutique a décidé de proposer aux parents la séparation en urgence, après avoir réalisé un examen d’imagerie par résonance magnétique (IRM) haute résolution (fig. 1b) avec ventilation synchronisée des deux enfants, ce qui a permis de détailler très précisément l’anatomie.

La séparation a été réalisée le même jour, alors que les enfants étaient âgés de 8 jours. La partie la plus difficile de l’intervention était la séparation des parties du foie reliées entre elles sur une grande étendue (5 × 5 cm; fig. 2a). Après la séparation parenchymateuse au moyen d’un aspirateur ultrasonique, les gros vaisseaux sanguins ont été ligaturés au niveau de la surface de coupe (fig. 2b). A cette occasion, la perte sanguine a été minime. Fort heureusement, les deux enfants présentaient des voies biliaires séparées et des tractus gastro-intestinaux totalement distincts. Au niveau thoracique, il y avait une connexion de la région costale du thorax avec une absence de la partie inférieure du sternum et un défaut au niveau du péricarde et du diaphragme chez les deux enfants. Les cœurs en soi étaient séparés. Après la séparation complète, les deux enfants étaient initialement stables sur le plan circulatoire. L’enfant C a néanmoins développé un arrêt cardiaque soudain après le retrait du cathéter veineux ombilical, probablement suite à une embolie pulmonaire. Etant donné que le thorax était ouvert, un massage cardiaque à thorax ouvert immédiat a permis de rétablir une pression systémique suffisante jusqu’à la reprise d’une activité cardiaque spontanée. Chez les deux enfants, une fermeture primaire du thorax et de la paroi abdominale n’était pas possible et un film en silicone a donc été suturé par-dessus sur une grande surface afin de recouvrir les organes de manière stérile et sans tension (fig. 2c).

Au 4e jour de vie, un patch en Gore-Tex a pu être mis en place en remplacement du péricarde chez les deux enfants. Les bords du défaut ventral ont été progressivement adaptés au fil du temps par réduction des morceaux de film en silicone et après 2 semaines, l’abdomen des deux enfants était fermé; le défaut entre les arcs costaux a été compensé durant plus longtemps par un patch en Gore-Tex. Les défauts cutanés restants ont cicatrisé grâce à un dispositif de traitement par pression négative. L’enfant C a pu quitter l’hôpital après 4 mois de traitement et il se développe tout à fait normalement sur le plan neurologique. La cardiopathie complexe chez l’enfant B a uniquement permis une stratégie palliative avec un cerclage de l’artère pulmonaire et la réalisation d’un shunt de Blalock-Taussig modifié. En raison de la situation pulmonaire, la réalisation d’une anastomose cavo-pulmonaire partielle s’est avérée impossible. Face à un état neurologique finalement très limité, l’équipe thérapeutique a répondu au souhait d’interruption thérapeutique des parents et l’enfant est décédé à l’âge de 7 mois.
Discussion
La séparation de jumeaux siamois est l’une des opérations les plus spectaculaires qui soit pour le grand public. Outre toutes les particularités médicales, il est essentiel de prendre en considération cet aspect. La protection de la personnalité des enfants et de toute la famille devrait primer sur l’intérêt tout à fait compréhensible du grand public, mais également sur le désir des médecins traitants de relater cette expérience. Dès lors, une interdiction de divulgation a initialement été imposée à toutes les personnes impliquées dans la prise en charge. L’opération de séparation a uniquement été dévoilée après 8 semaines, après stabilisation des deux enfants, obtention de l’accord des parents et préparation minutieuse par les services de presse des deux hôpitaux universitaires. La famille a donné une seule interview de façon anonyme, accompagnée par des experts des médias, et a au demeurant été protégée.
La question des aspects éthiques se pose toujours aux frontières de la médecine tertiaire [8]. Aujourd’hui, il n’est pas rare que les grossesses de jumeaux siamois soient interrompues prématurément, notamment lorsqu’une séparation ultérieure des enfants paraît impossible. Un fœticide sélectif aurait mis en danger le triplé A non relié aux deux autres; une séparation des enfants paraissait théoriquement possible et l’ampleur exacte de la cardiopathie de l’enfant B n’était pas encore connue lorsque les parents ont décidé de poursuivre la grossesse. Un traitement de médecine intensive d’une demi-année et la perte d’un enfant représentent des épreuves massives pour une famille qui venait tout juste d’avoir des triplés. Les deux enfants qui ont survécu ont toutefois une espérance de vie et une qualité de vie normales.
La préparation intensive et la collaboration interdisciplinaire et inter-hospitalière représentent les principaux prérequis pour la séparation réussie de jumeaux siamois. La prématurité à elle seule ne constitue aujourd’hui plus un motif pour renoncer à la réalisation d’une opération indispensable à la survie des enfants.
Image d'en-tête: Dr. med. Jürgen Gronau; Pädiatrische Bildgebung, Institut für Diagnostische, Interventionelle und Pädiatrische; Radiologie, Inselspital, Universität Bern
Correspondance:
Prof. Dr méd. Steffen Berger
Universitätsklinik für
Kinderchirurgie
Inselspital, Universität Bern
Freiburgstrasse
CH-3010 Bern
steffen.berger[at]insel.ch
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